Page:La Société nouvelle, année 12, tome 2, 1896.djvu/313

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instinctivement, c’est-à-dire par une habitude prise dans mon enfance dans le milieu où s’était passée mon enfance, — j’aimais les bons et le bien et je détestais les méchants, sans pouvoir me rendre compte de ce qui constitue le mal et le bien ; je m’indignais et me révoltais contre toute cruauté et contre toute injustice. Je crois même que l’indignation et la révolte furent les premiers sentiments qui se développèrent en moi, plus énergiquement que les autres. Mon éducation morale était déjà faussée par ce fait que toute mon existence matérielle, intellectuelle et morale était fondée sur une criante injustice, sur l’immoralité absolue, sur l’esclavage de nos paysans qui nourrissaient nos loisirs. — Mon père avait la pleine conscience de cette immoralité, mais, homme pratique, il ne nous en parlait jamais, et nous l’ignorâmes très longtemps, trop longtemps. — Enfin, j’avais l’esprit très aventureux. Mon père, qui avait beaucoup voyagé, nous avait raconté ses voyages. Une de nos lectures favorites, lecture que nous faisions toujours avec lui, c’était les descriptions de voyage. Mon père était naturaliste très savant. Il adorait la nature et il nous transmit cet amour, cette curiosité ardente pour toutes les choses de la nature, sans nous donner néanmoins la moindre notion scientifique. L’idée de voyager, de voir des contrées, des mondes nouveaux, devint notre idéal fixe à tous. — Cette idée continuelle, persistante, avait développé ma fantaisie. Dans mes moments de loisir je me racontais des histoires où je me représentais toujours fuyant la maison de mon père et cherchant des aventures bien loin, bien loin. Avec cela j’adorais mes frères et mes sœurs, mes sœurs surtout, et je révérais mon père comme un Dieu.

Tel j’étais lorsque j’entrai, comme cadet, à l’École d’artillerie. Ce fut ma première rencontre avec la réalité russe.

Ici la partie autobiographique du manuscrit malheureusement finit. Je vais supplémenter ces récits par ce que j’ai trouvé autre part sur la famille et l’enfance de Bakounine, donnant des extraits rapides du premier chapitre de ma biographie où se trouvent cités les livres, etc., qui me servirent de source.

Mikhaïl-Alexandrovitch Bakounine naquit le 18/30 mai 1814, bien que souvent — et par lui-même — les années 1813 et 1815 sont données, ce que les jours de naissance de deux de ses sœurs prouvent être une erreur. Il avait pour frères Nicolaï (1818), Ilza (1819), Paul (1820), Alexandre (1821-1893), Alekseï (1813-1882), et pour sœurs Lïuboff (Aimée) (1811-1838), Barbara (1812-1866), Tatyana (1815-1871), Alexandra (1816-1882), Sophie (1824, morte aussi). — Son père, Alexandre-Mikhaïlovitch Bakounine, né