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William Morris

À Anatole France.


Il est de mode, chez les philosophes moroses, de dire du mal de notre temps, surtout de ce xixe siècle que nous avons vu s’achever sur tant d’espérances et tant de déceptions. Siècle de bas matérialisme, prétendent-ils, où l’humanité a perdu la notion de l’idéal, du devoir, de la beauté, où elle a ramené sur terre tout ce que les aïeux plaçaient dans un ciel inaccessible avant la mort. Ces doléances d’épuisés ou d’impuissants ont toujours accompagné la marche de l’humanité vers le bonheur. Il est des esprits chagrins qui ne peuvent souffrir que l’homme essaie de réaliser son rêve ; il en est d’autres, plus nobles, qui souffrent parce que le rêve réalisé reste infiniment loin de la réalité rêvée. Méfions-nous de ce tourment de l’absolu. Admettons que l’idée se déforme toujours en se matérialisant, comme le soleil se ternit dans les glaces les plus pures. Soyons heureux du progrès accompli, même s’il semble bien lent à notre impatience. Ce qui n’a pu se faire hier sera peut-être entrepris aujourd’hui et s’achèvera demain.

Si nous prenons ce sage parti de ne pas demander l’impossible à la nature humaine, nous serons éblouis par la beauté morale du xixe siècle. Ce siècle n’a pas seulement critiqué, analysé, détruit, il a cherché en l’homme même sa raison d’être. Ne se contentant plus d’affirmer le droit de chacun à la vie, il a posé le droit de chacun aux moyens de vivre. Cependant il n’a jamais méconnu que le progrès matériel n’était rien sans le progrès moral. Il a cherché, tâche suprême, à concilier le droit individuel et le devoir social. Et de toutes parts ont surgi les prophètes d’une ère de justice, de paix et de bonheur, dont il est impossible que les prédictions soient vaines, j’en atteste Hugo, Comte, Proudhon, Lamennais,