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LES FOUS DANS LA LITTÉRATURE.

qui dort, et aussitôt il devenait l’homme le plus raisonnable du monde, comme si en vérité ce fût sa propre folie qui sommeillât devant lui dans un habit de carnaval. Il lui restait un vêtement de dessous très décent, une sorte de grand gilet noir à manches, assez semblable à ce qu’on nommait une veste sous Louis XVI. Que de fois j’ai pris plaisir à le voir et à l’entendre ! Il parlait sur tous les sujets avec beaucoup de raison et d’intelligence. C’était un savant, nourri de tout ce qui peut faire connaître le monde et les hommes. Il avait notamment dans la tête une riche bibliothèque de voyages, et il était sans pareil pour raconter le naufrage de la Méduse ou quelque aventure de matelots en Océanie.

Je serais impardonnable d’oublier qu’il était excellent humaniste : car il m’a donné, par pure bienveillance, plusieurs leçons de grec et de latin qui m’ont fort avancé dans mes études. Son zèle à rendre service s’exerçait en toute rencontre. Je l’ai vu interrompre des calculs compliqués dont un astronome l’avait chargé et fendre du bois pour obliger une vieille servante. Sa mémoire était fidèle ; il gardait le souvenir de tous les événements de sa vie, hors de celui qui l’avait bouleversé. La mort de son fils semblait tout à fait sortie de sa mémoire ; du moins, on ne lui entendit jamais prononcer un seul mot qui pût faire croire qu’il se rappelait en quoi que ce soit ce terrible malheur. Il était d’humeur égale, presque gaie, et reposait volontiers son esprit sur des images douces,