Page:La Vie littéraire, II.djvu/182

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

le temps qui se rit de mes malheurs et les vents qui emportent tous nos souvenirs. »

Et quand elle cherchait les raisons d’un si profond sentiment, elle ne les trouvait point. Elle disait :

« Ce n’est sûrement pas l’effet de mes charmes, qui n’existaient plus lorsque tu m’as connue, qui t’a fixé auprès de moi ; ce n’est pas non plus tes manières de Huron, ton air distrait et bourru, tes saillies piquantes et vraies, ton grand appétit et ton profond sommeil quand on veut causer avec toi, qui t’ont fait aimer à la folie. »

Aussi l’on n’aime vraiment que lorsqu’on aime sans raisons.

La passion qui lui vint dans l’épanouissement de sa jeunesse lui donna tout le bonheur qu’on peut attendre en ce monde, c’est-à-dire cette angoisse perpétuelle et cette inquiétude infinie, qui font qu’on s’oublie, qu’on ne se sent plus exister en soi, et qui rendent la vie tolérable en la faisant oublier.

Une grande passion ne laisse pas un moment de repos, c’est là son bienfait et sa vertu. Tout vaut mieux que de s’écouter vivre. Le chevalier, quand elle commença de l’aimer, était, disons-nous, un très mauvais sujet et un très honnête homme. Elle eut sur lui une excellente influence. Elle lui enseigna à préférer le bonheur au plaisir. C’est sous l’inspiration de madame de Sabran que Boufflers a dit, dans son joli conte d’Aline : « Le bonheur, c’est le plaisir fixé. Le plaisir ressemble à la goutte d’eau ; le bonheur est pareil au diamant. »