Page:La Vie littéraire, II.djvu/230

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d’être toujours prêt à partir, et je me flatte d’être sage. Pourtant, si nous pouvons, mes amis et moi, atteindre, en prolongeant nos paisibles entretiens, les derniers ormeaux qui bordent le chemin de la vie, j’en remercierai la divine ou naturelle providence qui conduit les choses. Je ne crois point que la génération à laquelle j’appartiens ait fait une œuvre mauvaise. Il me semble qu’elle n’a manqué ni d’art, ni de raison, ni de sentiment.

Il me semble que depuis les premiers poèmes de M. Sully Prudhomme, depuis les Intimités, de M. François Coppée, jusqu’aux Essais psychologiques, de M. Paul Bourget et aux Voyages intellectuels, du vicomte Eugène Melchior de Vogüé, il s’est écoulé vingt belles années de poésie et d’étude. Ces vingt années-là, pour ma part, je les ai vécues avec délices. J’ai estimé plusieurs de mes contemporains, j’en ai aimé et admiré quelques-uns ; je puis me dire heureux. Rendons-nous témoignage : nous avons cultivé l’art et étudié la nature. Nous nous sommes approchés de la vérité autant que nous l’avons pu ; nous avons découvert une petite parcelle de beauté qui dormait encore sans forme et sans couleur dans la terre avare. Nous n’avons jamais déclamé, nous avons été des artistes consciencieux et des poètes vrais. Nous avons voulu beaucoup apprendre sans espérer beaucoup savoir. Nous avons gardé le culte des maîtres ; nous avons manqué, sans doute, de grand souffle, d’audace et de génie aventureux ; mais nous avons possédé, je crois, le sens de l’exquis et de l’achevé.