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fin de roman

Réconfortés par la bienfaisante boisson, ils dépouillèrent leur mauvaise humeur, comme ils eussent enlevé un habit ou un faux-col gênant, devinrent plus expansifs. Sans s’y arrêter, ils abordèrent une foule de sujets, actualités, art, littérature, mais pour revenir finalement à leur métier… et au flacon noir à l’étiquette en forme de cœur.

Et ils causèrent d’un confrère qui venait de faire jouer un lever de rideau au National Français.

— Ah ! écrire… avoir le temps d’écrire… soupirait François Le Monnier en vidant son cinquième verre.

— Écrire ! répéta en écho Omer Deschamps, mais à quoi bon ? Vous autres, les artistes, — et l’on sentait dans l’accent avec lequel il jetait ce mot, tout son dédain pour ceux qui poursuivent le rêve, pour tout ce qui n’est pas réalité — quand vous écrivez une pièce ou un conte, vous croyez faire de l’art, de la vie, mais vous ne racontez que ce que vous dit votre paresseuse imagination. Ah ! la vie est bien autrement dramatique, intéressante et pittoresque qu’on la voit dans les livres. Je n’ai pas comme vous autres fréquenté les théâtres, les musées, les bibliothèques ; moi, ce sont les hôpitaux, les prisons et la morgue qu’on m’a donnés à faire quand à vingt ans je suis entré au journal mais je vous assure que j’en ai vu des tragédies. Tenez, voici une petite histoire dont j’ai bien connu les personnages :

— Vous savez, il y a quelques années, j’ai passé un été à Longueuil. À deux portes de ma pension demeurait un ouvrier, Jos. Dumur. Bon diable, outrageusement sobre, honnête, travailleur, il n’aurait jamais fait le moindre tort à personne. Faible seulement, sans énergie, sans ambition. Il était employé dans un clos de bois à Hochelaga. Souvent, le soir, je le voyais fumant sa pipe assis sur son perron. Quelques fois, j’allais jaser avec lui. C’est ainsi que j’appris