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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

ne dit :

— N’oubliez pas, Mathurin Broussailles, que je vous donnerai, en plus, la somme de cinq cents dollars, quand… quand tout sera fait… et bien fait.

— Je n’aurai garde d’oublier, Monsieur ! avait répondu L’Loucheux qui, pour pareil client, eût volé ou assassiné « père et mère » comme ça se dit vulgairement.

Ce soir-là, Félix de Montvilliers quitta le village pour n’y plus jamais revenir.



Chapitre II

VENGEANCE


La malédiction lancée par Mme Noëlet sur sa fille ne paraissait certainement pas devoir se réaliser, car on eût vainement cherché un couple plus heureux que les Livernois. Ils habitaient une jolie maisonnette, non loin du magasin de Jacques ; celui-ci étant marchand général. Son magasin était le plus grand et le mieux achalandé du village et les affaires étaient très prospères.

Les jeunes époux étaient invités partout. Aucune réunion n’était complète sans eux, semblait-il. De leur côté, les Livernois donnaient de petites soirées, où la gaité ne faisait jamais défaut.

Mais… (hélas ! il y avait un « mais ») Oh ! pas grand’chose, sans doute, et une autre que Stéphanne ne s’en serait nullement inquiétée : Jacques, lorsqu’il était en compagnie d’autres hommes, faisait comme eux ; il ne refusait jamais de boire un coup, et souvent, il se grisait. Or, sa pauvre petite femme avait horreur de la boisson et quiconque, homme ou femme, en faisait un usage immodéré, lui inspirait une insurmontable répulsion. Elle avait connu trop d’heures d’angoisses, de honte, de découragement, à propos de sa malheureuse mère ; cela l’avait rendue méfiante, en même temps qu’un peu irritable et nerveuse. Elle avait été si contente d’échapper aux horreurs de la maison maternelle !… Et maintenant… ne voilà-t-il pas que son mari…

— Jacques, lui avait-elle dit un jour, tu as pris trop de boisson, hier soir ; je crois vraiment que tu étais ivre !

— J’ai bu moins, beaucoup moins que tous ceux qui étaient là pourtant, Stéphanne, avait-il répondu. La différence entre eux et moi, c’est que la boisson me monte tout de suite à la tête.

— Alors, c’est de n’en pas boire du tout.

— Il faut faire comme les autres, vois-tu ; sans quoi on se moquerait de moi. Mais ne t’inquiète pas, je te prie ; je n’ai pas l’habitude de m’enivrer.

Il y avait six mois qu’ils étaient mariés quand, un soir, au souper, Jacques annonça à sa femme qu’il allait être obligé de retourner au magasin, travailler à ses livres. Stéphanne ne fut ni surprise ni mécontente, à l’énoncé de cette nouvelle ; cela arrivait souvent à son mari de retourner au magasin le soir.

Il partit vers les huit heures, promettant de revenir de bonne heure. Mais à neuf heures, arriva un garçonnet à la maison, qui remit à Stéphanne un court billet, ainsi conçu :

« Ma Stéphanne,
Ne sois pas inquiète si je retarde un peu. J’ai terminé mon ouvrage ; mais il vient de m’arriver trois copains, et nous allons faire la partie de cartes ensemble.
Ne m’attends pas ; couche-toi à ton heure habituelle. Je n’arriverai pas tard.
Ton mari qui t’aime tendrement,
Jacques ».

En lisant ce billet, la jeune femme se sentit, tout d’abord, fort mécontente. Bientôt, pourtant, elle se dit qu’elle n’allait pas suivre l’exemple de certaines femmes de ses connaissances qui faisaient toujours des scènes à leurs maris, si parfois ceux-ci avaient le malheur de s’amuser avec leurs amis.

— Qui es-tu, toi, mon petit ? demanda-t-elle à l’enfant, qui louchait horriblement.

— Je suis Patrice Broussailles, répondit-il.

— Ah ! fit Stéphanne… L’enfant du « Loucheux » , se dit-elle ensuite. Et qui est au magasin avec M. Li-