Page:Laforgue - Moralités légendaires.djvu/173

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Elle me prend pour un luxurieux Caliban. Oh ! j’étancherai agenouillé le sang de tes pieds ! — Oh ! je vais toucher ses cheveux, et passer à plusieurs reprises le doigt sur son bras délicat, et faire qu’elle s’occupe de moi ! Je saurai la prendre par la douceur et quelques considérations fatalistes. Il faudra aussi que je m’occupe du dîner. Oh ! je vais la confondre par maintes petites prévenances contradictoires... Il faudra qu’elle en pleure et me sanglote des pardons infinis !

Voici l’heure du berger...

Le soleil fait ses adieux, ou plutôt dit au revoir, sans mines hypertrophiques (c’était le bon temps !) Les paysages commencent à frissonner et s’alanguir de tardives tendresses.

Le peuplier frémit, arbre si distingué qui choisit son heure ! Et le saule pleureur pleure sur le rembrunissement sans raison du miroir de ses eaux. Les collines et les lointains s’assombrissent d’inquiète solitude. Les rainettes vont commencer à chanter, et les étoiles ne tarderont pas, les étoiles ne sauraient tarder. Il n’y manque que l’Angélus. (Autres temps, autres mœurs). Mais, ô crépuscule ! Innocence et fraternité à la grâce de Dieu ! Ô reposoirs, n’est-ce pas ! que l’Inconnu reste chez lui, et paix sur la terre aux couples de bonne volonté !

Ô gerbes d’un passé, pays soi-disant natal, fausses convalescences ! Tout à l’heure, ce sera la nuit, et le ver-luisant fera son œuvre, et le hibou dira son mot.

Mais, Dieu merci, on y voit clair encore, et la jeune femme tient toujours et se jure d’escalader la colline prochaine, si peu que cela doive retarder la scission de sa vie en deux.