Page:Laforgue - Moralités légendaires.djvu/49

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lui tourner le dos, elle se reprend à organiser, de-ci de-là dans le désordre, sa toilette de reine d’un soir, rageant avec des restes de larmes contre des nœuds de lacets. — Qu’elle est généreusement belle, malgré tout ! Oh, certes, si elle lui parle, si elle parle et côtoie l’hamlétisme sans y tremper, Hamlet est perdu ! Perdu et gagné !

— Voyons, c’est pas tout ça ;qu’aviez-vous, Kate, ma mie ? Et il la prend gentiment par la taille.

— Dites-moi cela, à moi.

Et voilà la belle Kate qui le regarde en face immortellement, et puis se laisse aller cachant son visage dans la poitrine du chaste prince, et se remet à fondre en larmes, à pleurer toutes ses larmes sur ce pourpoint de velours noir où Ophélie en a déjà pas mal versé le mois passé.

Hamlet croit devoir lui semer la nuque de baisers calmants et autres, en lissant les bandeaux de ses cheveux.

Il faudrait la plume de Hamlet pour vous servir le sentiment de la beauté de Kate. Kate est une de ces apparitions qui, dans la rue, vous clouent là, sans qu’on songe à la suivre (à quoi bon ? se dit-on, ce que sa vie doit être prise, à celle-là) et que dans un salon on regarde, non d’un air beau, fou ou tendre, mais indifférent et lointain (ce qu’elle doit être habituée aux têtes qui se retournent ahuries ! pas la peine d’en grossir la cohue, pense-t-on). Puis on apprend qu’elle vit comme une autre, ou mariée, ou seule, ou par-ci par-là. Et l’on s’étonne qu’elle ne soit pas la fameuse une telle, une accablée de drames internationaux malgré ses vingt-cinq ans et son air de monstre qui a toujours bien dormi la veille.