Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 29.djvu/16

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Maintenant, quand le chagrin de cette publicité à subir pèse trop douloureusement sur ma pensée ; quand je me représente la pitié des uns, le sourire des autres, tout en feuilletant ces pages qui devaient rester dans l’ombre, comme des larcins faits à la pudeur de la vie ou à l’intimité du foyer de famille, je fais seller mon cheval ; je monte à petits pas le sentier rocailleux de Milly ; je regarde à droite et à gauche, dans les prés et dans les vignes, les paysans qui me saluent de loin d’un hochement de tête affectueux, d’un geste ami et d’un sourire de vieille connaissance ; je vais m’asseoir, au soleil d’automne, dans le coin le plus reculé du jardin, d’où l’on voit le mieux le toit paternel, les vignes, le verger ; je contemple d’un œil humide cette petite maison carrée dont un immense lierre planté par ma mère arrondit et verdit les angles, comme des arcs-boutants naturels sortis de la terre pour empêcher nos vieux murs de s’écrouler avant moi ; j’écoute le bruit de la pioche des vignerons qui remuent la glèbe sur la colline que je leur ai conservée ; je vois s’élever de leurs toits de lave la fumée du sarment que les femmes allument à leurs vieux foyers et qui les rappelle des champs ; je regarde l’ombre des tilleuls que le soir grandit s’allonger lentement jusqu’à moi, comme des fantômes qui viennent me lécher les pieds pour me bénir… Je me dis : « Le monde me blâme, mes amis ne me comprennent pas, c’est juste ! Je n’ai pas le droit de me plaindre… Mais ce jardin, cette maison vide, ces vignes, ces arbres, ces vieillards, ces femmes, ces enfants me remercient d’un peu de honte supportée pour les conserver intacts ou heureux autour de moi jusqu’au lendemain de mon dernier soir ! Eh bien, acceptons pour eux cette peine. Je la raconterai une fois à mon père, à ma mère, à l’om-