Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 29.djvu/33

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il n’y eut jamais un homme au monde qui se douta moins de sa vertu et qui enveloppa davantage de toute la pudeur d’une femme les sévères perfections d’une nature de héros. J’y fus trompé moi-même bien des années. Je le crus dur et austère, il n’était que juste et rigide. Quant à ses goûts, ils étaient primitifs comme son âme. Patriarche et militaire, c’était tout l’homme. La chasse et les bois, quand il était en semestre dans la province ; le reste de l’année, son régiment, son cheval, ses armes, les règlements scrupuleusement suivis et ennoblis par l’enthousiasme de la vie de soldat : c’étaient toutes ses occupations. Il ne voyait rien au delà de son grade de capitaine de cavalerie et de l’estime de ses camarades. Son régiment était plus que sa famille. Il en désirait l’honneur à l’égal de son propre honneur. Il savait par cœur tous les noms des officiers et des cavaliers. Il en était adoré. Son état, c’était sa vie. Sans aucune espèce d’ambition ni de fortune ni de grade plus élevé, son idéal, c’était d’être ce qu’il était, un bon officier ; d’avoir l’honneur pour âme, le service du roi pour religion, de passer six mois de l’année dans une ville de garnison et les six autres mois de l’année dans une petite maison à lui, à la campagne, avec une femme et des enfants. L’homme primitif, enfin, un peu modifié par le soldat, voilà mon père.

La révolution, le malheur, les années et les idées le modifièrent et le complétèrent dans son âge avancé. Je puis dire que moi-même j’ai vu sa grande et facile nature se développer après soixante-dix ans de vie. Il était de la race de ces chênes qui végètent et se renouvellent jusqu’au jour où l’on met la cognée au tronc de l’arbre. À quatre-vingts ans il se perfectionnait encore.