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RAPHAËL

J’étais comme un homme qu’on vient de décharger d’un immense fardeau et qui respire à pleine haleine en étendant ses muscles contractés et en marchant çà et là dans sa force, comme s’il allait dévorer l’espace et aspirer tout l’air du ciel dans ses poumons.

Ce fardeau dont je venais d’être soulagé, c’était mon propre cœur. En le donnant, il me semblait, pour la première fois, avoir conquis la plénitude de la vie. L’homme est tellement créé pour l’amour, qu’il ne se sent homme que du jour où il a la conscience d’aimer pleinement. Jusque-la il cherche, il s’inquiète, il s’agite, il erre dans ses pensées. De ce moment il s’arrête, il se repose, il est au fond de sa destinée.

Je m’assis sur le mur tapissé de lierre d’une haute terrasse démantelée qui dominait alors le lac, les jambes pendantes sur l’abîme, les yeux errants sur l’immensité lumineuse des eaux qui se fondaient avec la lumineuse immensité du ciel. Je n’aurais pu dire, tant les deux azurs étaient confondus à la ligne de l’horizon, où commençait le ciel, où finissait le lac. Il me semblait nager moi-même dans le pur éther et m’abîmer dans l’universel océan. Mais la joie intérieure dans laquelle je nageais était mille fois plus profonde et plus lumineuse que l’atmosphère avec laquelle je me confondais ainsi. Cette joie ou plutôt cette sérénité intérieure, il m’aurait été impossible de me la définir à moi-même. C’était comme une lumière sans éblouissement, une ivresse sans vertige, une paix sans accablement et sans immobilité. J’aurais vécu dans cet état des milliers d’années sans m’apercevoir que j’avais vécu plus de quelques secondes. Les immortels dans le ciel doivent perdre ainsi le sentiment de la durée : une pensée immuable dans l’éternité d’un moment !…