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RAPHAËL

rames qui nous promenaient entre ces chauds écueils qui forment la côte du lac, au midi.

La lumière rasante du soleil sur les sapins, les mousses vertes, les oiseaux d’hiver plus richement emplumés, plus sautillants et plus familiers que ceux du printemps ; l’abondance et l’écume serpentante des mille cascades, s’étendant sur les prés en pente et venant se rencontrer dans les ravins d’où elles tombaient avec des murmures et des rejaillissements sonores du haut des roches lisses et noires dans le lac ; le bruit cadencé des rames, le sillage plaintif de l’aviron qui semblait répandre, comme une voix amie cachée sous les flots, des gémissements mystérieux sur nous, en nous accompagnant de ses regrets ; enfin le bien-être que nous éprouvions dans cette atmosphère méridionale, l’un près de l’autre, séparés de la terre par ces abîmes d’eau : tout cela nous inondait encore par moments d’un tel sentiment de volupté d’être, d’une telle plénitude de joie intérieure, d’un tel débordement de paix dans l’amour, que nous aurions défié le ciel même d’y rien ajouter.

Mais cette félicité était mêlée en nous du sentiment qu’elle allait finir ; chaque coup de rame retentissait dans nos cœurs comme un pas du jour qui nous rapprochait de la séparation. Qui sait si demain ces feuilles qui tremblent ne seront pas tombées dans l’eau ? si ces mousses où nous pourrions nous asseoir encore ne seront pas recouvertes d’un lit épais de neige ? si ces écueils splendides, ce ciel bleu, ces ondes étincelantes, ne seront pas ensevelis par les brouillards de la nuit prochaine dans un océan de pâles et sombres frimas ?

Un long soupir s’échappait de nos poitrines à ces pensées, nous les roulions tous deux en même temps sans oser nous les communiquer, de peur d’éveiller le malheur en le nommant. Oh ! qui n’a pas eu ainsi dans sa vie de ces bonheurs sans sécurité et sans lendemain, où la vie se