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RAPHAËL

seule de vos aspirations, du souffle pour des milliers de vies ! Vous vivrez dans toute l’énergie et dans toute l’étendue de ce mot : la vie ! Mais moi !… »

Elle s’arrêta un moment et leva les yeux et les bras vers le ciel en baissant la tête comme pour remercier. Moi, j’ai vécu !… j’ai assez vécu, reprit-elle avec un accent satisfait, puisqu’il m’a été donné de rencontrer la seule âme que j’attendisse sur la terre. Ce ciel, cette rive, ce lac, ces montagnes ont été la scène de ma seule vraie vie ici-bas. Jurez-moi de confondre tellement, dans votre mémoire, ce ciel, cette rive, ce lac, ces montagnes, avec mon souvenir, que l’image de ce lieu sacré soit désormais inséparable en vous de ma propre image, que cette nature dans vos yeux, et moi dans votre cœur, nous ne soyons qu’un !… afin, ajouta-t-elle, que quand vous reviendrez, après de longs jours, revoir cette douce et magnifique nature, errer sous ces arbres, vous asseoir au bord de ces vagues, écouter ces brises et ces murmures, vous me revoyiez et vous m’entendiez aussi présente, aussi vivante, aussi aimante qu’ici !… »

Elle ne put achever, elle fondit aussi en larmes. Oh ! que nous pleurâmes ! et que nous pleurâmes longtemps ! Le bruit de nos sanglots étouffés dans nos mains se confondait avec les sanglots de l’eau sur le sable. Après vingt ans, je ne puis le noter sans sangloter encore !

Ô hommes ! ne vous inquiétez pas de vos sentiments, et ne craignez pas que le temps les emporte. Il n’y a ni aujourd’hui ni demain dans les retentissements puissants de la mémoire, il n’y a que toujours. Celui qui ne sent plus n’a jamais senti ! Il y a deux mémoires : la mémoire des sens, qui s’use avec les sens et qui laisse perdre les choses périssables, et la mémoire de l’âme, pour qui le temps n’existe pas, qui revoit à la fois tous les points du passé et du présent de son existence, et qui a, comme