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LE TAILLEUR DE PIERRE

Le bon Dieu aurait aussi bien fait de me faire muet ; car, excepté pour appeler mes chèvres, mes moutons et mon chien par leurs noms, je n’ai jamais senti le besoin de parler.

Moi. — Il y a des âmes si pleines de pensées et de sentiments qu’elles ne peuvent les répandre. Peut-être que la vôtre est ainsi.

Lui. — Oh ! je ne crois pas, monsieur ; je ne dis rien parce que je n’ai rien à dire. C’est même pour cela en partie que je ne descends pas demeurer en bas avec les autres. Je me dis : « Que ferais-tu là-bas ? Tu ne sais pas répondre seulement quand les enfants te regardent travailler et te demandent le nom de tes outils. »

Moi. — Mais alors quelque chose parle donc en vous quand vous faites silence ? car enfin Dieu a donné à toute âme le besoin de se communiquer, le besoin d’écouter ou de répondre, comme il a donné à l’air, à l’eau, à la flamme, le besoin de se mouvoir, de s’alimenter et de se répandre, à moins de s’éteindre ou de tarir.

Lui. — C’est vrai, monsieur ; il y a quelqu’un qui respire, qui remue, qui coule, qui brûle, qui converse à mon insu constamment avec moi. Je le sens bien, je l’entends bien, même quelquefois je lui réponds de cœur. Mais c’est une parole sans mots, qu’on comprend sans avoir été à l’école et qu’on lit sans avoir appris à lire dans les livres. C’est sourd et confus comme le bruit de l’eau profonde qu’on entend d’ici sans la voir dans le puits de l’abîme, et pourtant ça tient compagnie et ça console comme une femme ou comme un ami, la nuit, au coin de son foyer. Sans cette conversation, est-ce que je ne serais pas mort depuis tant d’années que… ?

(Il s’arrêta et soupira en portant involontairement un regard vers un de ces monticules verts qui m’avaient frappé en entrant dans l’enclos. Je vis qu’il y avait une pensée sous l’herbe et qu’il craignait d’y toucher devant moi.