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LE TAILLEUR DE PIERRE

Mais, dans les moments de semaille, de fauchaison, de battage des orges, je remontais et je faisais encore tous les gros ouvrages avec ma mère et avec Denise.

« C’étaient là mes jours de fête, à moi : j’aimais tant ma mère, tant mon pauvre frère aveugle, j’aimais tant aussi Denise ! Et qui est-ce qui ne l’aurait pas aimée, monsieur ? Elle était comme le troisième enfant de la maison, comme la fille obéissante de ma mère. Elle rendait tous les services qu’une bonne servante ou une forte ouvrière auraient rendus à la hutte pour un gage. Mais bah ! il aurait bien fallu lui parler d’un gage ! Quand ma mère lui en parlait quelquefois : « N’est-ce pas un bon gage que votre amitié ? lui répondait la jeune orpheline. Qui est-ce donc qui m’a donné un abri, une mère et deux frères dans la montagne ? N’est-ce pas un gage que la place à votre feu et l’écuelle à votre table, sans parler des soins que vous avez eus de moi avant que je fusse assez grande pour me rendre serviable chez vous ? » Et, si ma mère insistait, elle s’en allait pleurer, la tête dans son tablier, derrière le buisson du jardin. Alors ma mère et Gratien allaient la reconsoler et lui disaient : « Allons, fais donc comme le cœur te dit, Denise ! et, puisque tu veux perdre ta jeunesse et rester avec de pauvres gens comme nous, eh bien, reste. » Et on n’en parlait plus pour cette fois.

« C’est que, depuis trois ou quatre ans, elle était devenue le plus beau brin de fille de toute la montagne ; et quand ma mère la conduisait, deux ou trois fois par an, aux jours de fête, voir ses cousines les filles du coquetier dans le village, toutes les filles et tous les garçons qui la voyaient passer se disaient : « C’est pourtant dommage que ça pousse à l’ombre et que ça ne voie jamais le soleil, comme les yeux bleus (les pervenches) sous les buissons. » Mais elle, elle n’entendait pas seulement ces compliments qu’on faisait tout bas ; elle n’avait pas de vanité comme les jeunes filles des maisons riches ; elle ne savait pas même si elle