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LE TAILLEUR DE PIERRE

été en lui-même. Aussi je crois bien que si on lui avait dit : « Que veux-tu, Gratien, qu’on te rende les yeux ou qu’on t’ôte Denise ? » il aurait répondu : « Gardez mes yeux, j’aime mieux voir par elle que par moi. Je vois aussi bien, et j’ai sa voix et sa compagnie par-dessus. »

» Aussi fallait-il voir comme la voix de Denise le faisait aller, venir, se tourner, se lever, se baisser, s’asseoir, marcher, suivre ou s’arrêter comme par un ressort intérieur qui aurait reçu son mouvement du même doigt en elle et en lui. Et il faut être juste, monsieur, l’habitude de parler amicalement et doucement, avec compatissance, à cet affligé, avait donné à la voix de Denise, dès son enfance, un son, une amitié, une tendresse, un tremblement doux et retentissant au cœur que je n’ai jamais entendu dans une seconde voix de fille ou de femme pendant ma vie. C’était comme le tintement gai et triste à la fois de la cloche de Saint-Point, quand elle a fini son carillon au baptême des enfants, et qu’elle se perd en montant du fond de la vallée et en faisant légèrement frissonner les feuilles de frêne jusqu’ici. Encore la cloche de l’église n’a pas de cœur au fond de sa musique ; mais au fond de chaque parole de Denise il y avait comme un battement sonore de son cœur qui vivait, qui sentait et qui chantait dans la voix. Je pense que les anges gardiens dont on parle au village ont une parole à peu près comme ça quand ils parlent aux petits enfants endormis dans les berceaux, ou aux pauvres agonisants dans leurs derniers rêves aux portes du paradis.

» Quelquefois Gratien, après qu’elle lui avait dit toutes choses autour d’elle et de lui, et qu’il avait l’air de réfléchir sur tous les objets qu’elle lui avait décrits, disait à Denise : « Mais toi, Denise, dis-moi à présent comment tu es. Je t’ai bien vue quand j’avais mes yeux et que tu venais, pendue au tablier de ta mère, apporter la soupe à ton père qui aiguisait les pioches, les faux et les serpes