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LE TAILLEUR DE PIERRE

voyant en songe toutes sortes de choses de la maison, que je ne pouvais plus effacer de mes yeux quand j’étais réellement réveillé. Je devenais encore plus silencieux que d’habitude ; je n’avais plus goût même à soulager celui-ci ou celui-là par mon travail, et, pour comble, je ne priais quasi plus le bon Dieu, ou du moins je ne m’entendais pas moi-même quand je marmottais mes prières. Oh ! ce fut un terrible temps de ma vie ! Je me repentis bien d’être venu si près, et je formai bien souvent la nuit le projet de retourner à Toulon ou à Bayonne, et de rester à jamais si loin, si loin, que je n’eusse pas la tentation qui me travaillait l’esprit. Mais, bah ! quand le jour revenait et que je revoyais la montagne, c’était fini, c’était comme si j’avais eu des semelles de plomb aux deux pieds ; je ne pouvais plus partir.

» Voilà exactement comme je vivais pendant ces quinze malheureux jours, et plût à Dieu que j’eusse écouté la voix qui me retenait, au lieu d’écouter celle qui m’appelait aux Huttes ! Mais Dieu sait le meilleur ! Ce fut plus fort que moi. Une nuit que je ne pouvais pas absolument m’endormir et que les tempes me battaient sur l’oreiller comme les ailes d’un oiseau qui veut briser sa cage, je me relevai en sursaut, je m’habillai sans me donner le temps de penser à ceci ou à cela ; je pris mon sac sur mon dos et je me mis à marcher à travers la campagne et la nuit sombre sans sentir la terre sous mes pieds, comme on dit que les fantômes marchent. J’étais tout en sueur ; mais ma sueur était froide comme si on m’avait jeté un seau d’eau sur la tête. Avant que le jour se fît là-bas sur le mont Blanc, j’étais déjà au pied des montagnes. Je montai par les sentiers et par les bois de sapins sans souffler seulement et sans m’asseoir sur aucune pierre. Il me semblait que je monterais toujours, toujours, sans jamais atteindre. Pourtant, quand le soleil en plein vint me réchauffer un peu et que le grand jour me rendit un peu de raison, je me dis : « Où est-ce