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MILTON.

son. La poésie des grands hommes est dans les événements réels de leur vie, la poésie du ciel est dans la religion, le merveilleux est dans la nature commentée par la science. Les fables, au lieu de grandir les héros, la nature et Dieu, rapetissent tout.

S’il reste une épopée à faire aux poëtes futurs, c’est l’épopée intime du cœur humain. Un vaste poème qui prendrait l’homme à son berceau, qui le conduirait à la tombe à travers les vicissitudes, tour a tour heureuses ou misérables, de l’existence ordinaire des hommes, qui peindrait la naissance, les âges, la famille, le toit domestique, les tendresses, les délices du foyer, la religion, les paysages, les professions, les métiers, les rencontres, les séparations, les amours, les obstacles, les déchirements, les joies, les agonies, les résignations, les morts de l’espèce humaine, et qui ferait jaillir de ces scènes vulgaires tous les sentiments, tous les cris, toutes les larmes du cœur humain, un tel poème, encadré par un pinceau vrai et pathétique dans les magnificences et dans les tristesses de la création matérielle, serait l’épopée du sentiment, le poème de l’homme, les Fastes de l’Ovide de la civilisation moderne. Le poëte qui tenterait de le chanter aux hommes de nos jours n’aurait pas besoin d’autre surnaturel que la création, d’autre merveilleux que l’infini, d’autre fable que la vérité, d’autre lyre que son propre cœur. Celui-la serait lu dans le palais et dans la chaumière, dans le camp et dans l’atelier, dans l’opulence et dans la misère, jusqu’à ce qu’un nouvel ordre de société eût transformé les conditions humaines, les hommes et les choses, en une autre civilisation inconnue qui créerait à son tour une nouvelle épopée.

Ni Milton ni Voltaire n’ont rien conçu de pareil ; voilà. pourquoi la Henriade est surannée, et le Paradis perdu n’est plus qu’un monument de bibliothèque. La poésie court les rues, et les poëtes vont la chercher dans les nuages.