Page:Lamartine - Le tailleur de pierres de Saint-Point, ed Lecou, Furne, Pagnerre, 1851.djvu/196

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à l’instant : Si c’était l’aveugle ? Je courus devant elle chercher, à six pas de là, l’entrée du sentier en corniche que mon père avait fait dans le temps à ma mère pour descendre sans danger à l’abîme afin d’y laver les agneaux. Denise me suivait en me tenant la veste d’une main et en se retenant de l’autre aux mousses et aux lierres de la pente. Nous entendions en approchant un bruit de bras qui s’agitaient convulsivement dans l’eau peu profonde, et un gémissement étouffé comme de quelqu’un qui ne peut pas avoir son souffle.

— Gratien, mon Gratien, est-ce toi ? lui cria Denise.

Je le tenais déjà dans mes bras, moi, monsieur, mon pauvre frère à demi mort : c’était lui !…

Nous le déposâmes sur le bord. Il reprit la connaissance et la parole. Mais croiriez-vous qu’au lieu de remercier Dieu et nous, monsieur, il dit à demi-voix, ne croyant pas être entendu : « Quel malheur ! » On ne savait pas bien s’il parlait du malheur d’être tombé ou du malheur d’être relevé de la chute. Ça me donna un soupçon plus tard qu’il avait voulu se détruire, ne pouvant plus supporter son isole-