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Page:Lamirault - La Grande encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, tome 21.djvu/429

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KANT
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nue aujourd’hui même par des hommes tels que Helmholtz (Mémoire sur ta conservation de la force, 1847) et Faye (Revue scientifique, 1884). Elle est née de considérations purement scientifiques. Mais tout de suite Kant la confronte avec la religion. La religion, dit-il, n’a rien à craindre d’une doctrine qui, si elle écarte la finalité extrinsèque et accidentelle, telle qu’on la rencontre dans les œuvres des hommes, implique une finalité essentielle et féconde, seule vraiment digne de Dieu. D’ailleurs, qui pourra jamais dire : « Donnez-moi de la matière et du mouvement, et je ferai une chenille » ? La vie, à tout le moins, surpasse invinciblement le mécanisme, et atteste Dieu.

A la suite de Wolff, Kant étudie les rapports du possible et de l’existence (1755). Le premier se détermine d’après le principe de contradiction, le second d’après le principe de raison déterminante, irréductible au précédent. La raison déterminante est, ou antérieurement déterminante et raison d’existence, ou conséquemment déterminante et raison de connaissance. Seule, la raison antérieurement déterminante fournit la science complète. De ces principes Kant déduit l’impossibilité d’expliquer, soit le changement, soit la connexion actuelle des substances, par la seule analyse de leur essence propre. Tout rapport entre les substances doit survenir du dehors. La succession a ainsi son fondement dans une action externe qui constitue la réalité du monde, et la cœxistence dans une connexion extrinsèque, qui implique l’existence de Dieu. C’est ainsi qu’en spéculant sur la métaphysique de Wolff, Kant aboutit à une déduction du newtonisme. Son système, en ce moment, est un mécanisme réaliste suspendu à une théologie naturelle.

Traitant avec ses contemporains des rapports de la philosophie et des mathématiques (1756-64), Kant n’admet, ni que les concepts des mathématiciens, divisibilité à l’infini, plein absolu, mécanisme exclusif de toute notion de force, soient intelligibles pour l’entendement, ni que ces concepts soient vides et sans valeur réelle. Sujet de scandale pour la logique, la mathématique n’en est pas moins la clef de la science de la nature. Newton en a fourni la preuve. Il faut concilier les mathématiques et la philosophie transcendantale, non les sacrifier l’une à l’autre. Or, si l’on analyse les conditions de la spéculation mathématique et de la spéculation philosophique, on trouve que des deux côtés l’objet est une synthèse, mais que là il est construit par l’esprit, tandis qu’ici il lui est donné. Dès lors la méthode qui convient à l’une ne peut réussir dans l’autre. On traitera mathématiquement de tout ce qui est grandeur ; mais, pour connaître les qualités et les existences, on emploiera, avec Newton, l’expérience et la systématisation métaphysique. Il y a deux certitudes, deux vues sur la nature : celle de la démonstration mathématique et celle de l’expérience. Parties de points opposés, ces deux connaissances ne peuvent se rejoindre.

A l’instigation de l’esthéticien Baumgarten, des Anglais et de Rousseau, Kant s’essaye sur les questions de goût et de morale (1763-1766). Sa méthode consiste à prendre pour point de départ l’observation impartiale de la nature humaine. Nous devons, dit-il, aller de ce qui est à ce qui doit être. Mais son observation, malgré qu’il en ait, se mélange d’analyse métaphysique. Dans le donné il découvrira de l’absolu. Ce qu’il pense devoir observer, ce sont moins les idées et les choses que les mouvements internes de la sensibilité. À ce point de vue il est conduit à distinguer profondément le beau et le sublime. Cette distinction introduira la lumière et la précision dans les choses de la littérature et de l’art. Ainsi, il appartient à la tragédie d’être sublime, à la comédie d’être belle. La distinction s’applique aussi aux choses morales. La vraie vertu est sublime ; les bonnes qualités : bon cœur, sens de l’honneur, pudeur, ne sont que belles. La source de la vertu, c’est le sentiment de la beauté et de la dignité de la nature humaine, pris comme motif d’action. Ce principe doit être entendu en un sens formel il consiste essentiellement en une règle obligatoire. Ce principe, en outre, est


indémontrable, et il est bon qu’il en soit ainsi. La Providence n’a pas voulu que les connaissances indispensables à notre félicité dépendissent de raisonnements subtils ; elle les a confiés au bon sens naturel.

La prétention qu’affichait Swedenborg de communiquer directement avec les esprits est pour Kant l’occasion d’examiner ce que vaut la métaphysique, en tant qu’elle aussi affirme la possibilité d’existences suprasensibles (1763-1766). La métaphysique semble trouver dans les faits affirmés par l’illuminisme une confirmation inattendue. Elle se justifie, peut-on dire, par la théorie qu’elle en fournit, comme le newtonisme par sa systématisation des lois expérimentales du mouvement. Le malheur, c’est que l’illuminisme s’explique d’une manière bien plus simple et satisfaisante, comme une hallucination causée par certains troubles de l’organisme. Ne se pourrait-il pas, dès lors, que la métaphysique eût une origine analogue ? Ne serait-elle pas une simple hallucination de l’entendement, doublant d’une apparente existence logique les fantômes de l’hallucination sensible ? Gardons-nous, toutefois, de conclure à l’entière vanité de la métaphysique. Elle met dans la balance l’espoir d’une vie future, et nous ne saurions vouloir que ce poids restât sans action sur notre esprit. Ce que nous savons, c’est que nous ne pouvons rien attendre de l’expérience qui soit de nature à confirmer nos croyances morales et religieuses. Mais ces croyances n’ont nul besoin de confirmation expérimentale : elles veulent et doivent être libres. Ce qui suit de notre examen, c’est la nécessité de donner de la métaphysique une définition nouvelle, laquelle, certes, favorise la pratique autant qu’elle s’impose à la théorie : la métaphysique est la science des limites de la raison humaine.

A la suite de Leibniz, Kant étudie la nature de l’espace et du temps (1768-70). Plusieurs faits d’expérience, parmi lesquels l’existence réelle de figures symétriques, prouvent que l’espace des géomètres n’est pas une simple conséquence des rapports de situation des choses, mais le fondement même de la possibilité de ces rapports. La réalité de l’espace absolu étant ainsi établie, Kant se demande comment l’espace est possible, c.-à-d. concevable sans contradiction. L’espace et le temps sont connus à priori, et en même temps sont des intuitions. Comment accorder ces deux caractères ? Le seul moyen, c’est de voir dans l’espace et dans le temps les conditions imposées à l’esprit humain par sa nature même, pour la perception des objets sensibles. L’espace et le temps ne concernent pas les choses telles qu’elles sont en soi, mais telles seulement qu’elles apparaissent à notre sensibilité. L’idée critique est éclose ; Kant toutefois ne l’applique encore qu’à la connaissance sensible ou mathématique.

C’est sous l’influence de Hume que devait enfin se concentrer et se fixer une réflexion, jusqu’ici distribuée sur tant d’objets divers (1762-80). La dialectique de Hume fit sur l’esprit de Kant une telle impression, qu’il ne songea bientôt plus qu’à résoudre les difficultés soulevées par l’illustre empiriste ; et dans cet effort se dégagea sa véritable originalité, s’épanouit l’idée qui devait être l’âme de sa philosophie. Kant a de bonne heure spéculé sur la relation de causalité : il a promptement vu ce qu’il y avait d’étrange dans une liaison qui ne saurait être analytique, et qui pourtant est nécessaire. Mais il ne songeait pas à en critiquer la légitimité. Hume vint l’éveiller de sa quiétude dogmatique, en lui criant qu’étranger à la raison, formé par la seule imagination à l’occasion d’une simple habitude sous l’influence d’un instinct obscur, le concept de causalité ne saurait avoir d’objet en dehors de nous. Kant refuse de suivre Hume dans les déductions que celui-ci prétendait fonder sur son analyse. Que deviendrait, en effet, la liberté de la volonté, condition de la détermination morale, s’il n’existait pour nous que des phénomènes ; et que deviendrait la science elle-même, recherche de liaisons nécessaires, si la causalité n’était qu’une liaison contingente ? Pour Kant, la science et la morale nous sont données, avec les caractères