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Page:Lamirault - La Grande encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, tome 21.djvu/432

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KANT
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sant l’expérience possible, elles ne peuvent être que des principes régulateurs, non constitutifs, de la connaissance. Mais l’illusion qui nous fait croire à leur objectivité est naturelle, comme celle de l’homme qui croit la lune plus grosse à son lever qu’à son passage au méridien. Il ne suffit pas, pour la faire cesser, de démontrer la fausseté de notre opinion, il faut en découvrir la source : il faut démontrer qu’en ce domaine, contrairement à ce qui a lieu quand il s’agit d’objets d’expérience possible, il est entièrement illégitime de passer du logique au réel ; il faut dénoncer la dialectique qui se cache au fond de la métaphysique. La raison croit pouvoir édifier : 1o une psychologie rationnelle, sur l’idée de l’âme-substance ; 2o une cosmologie rationnelle, sur l’idée du monde comme réalité absolue ; 3o une théologie rationnelle, sur l’idée de Dieu comme fondement absolu de la possibilité de l’être en général. Mais dans chacun de ces domaines, elle s’abuse sur sa puissance. Quand elle conclut de la réalité de l’être pensant à l’existence d’un sujet absolu, elle passe illégitimement d’une unité de forme à une unité substantielle, et commet un paralogisme. Lorsqu’elle essaye de déterminer l’existence absolue qu’elle attribue au monde, elle s’engage dans des antinomies insurmontables. Elle prouve, en effet, avec une égale rigueur, par l’absurdité de la contradictoire, que le monde a des limites, et qu’il n’en a pas ; qu’il est composé de parties simples, et qu’il est divisé à l’infini ; que la liberté existe, et qu’il n’est rien de libre ; qu’il y a un être nécessaire, et qu’il n’existe que des êtres contingents. Le fait même de ces antinomies prouve l’illégitimité du point de vue qui leur donne naissance, c.-à-d. de la supposition d’un monde existant en soi. Dans les deux premières antinomies, thèse et antithèse sont également fausses. Dans les deux dernières, elles deviennent vraies l’une et l’autre, si l’on recourt à cette distinction du phénomène et du noumène, qu’a provoquée l’analyse de l’entendement. Le libre et l’absolu sont possibles dans le monde des noumènes, tandis que la causalité naturelle et la contingence se rapportent à l’ordre des phénomènes. Quand enfin la raison spécule sur l’être parfait, elle ne fait qu’ériger gratuitement en réalité, en substance, en personne, l’idéal en qui elle rassemble toutes les manières d’être des choses finies. Aussi les raisonnements qu’elle forme pour démontrer l’existence de cette personne suprême ne se soutiennent-ils pas. L’argument ontologique, sur lequel reposent tous les autres, suppose à tort que l’existence est un prédicat que l’analyse peut tirer d’un concept : l’existence est la position d’une chose hors de la pensée, et demeure invinciblement inaccessible à l’analyse. L’argument cosmologique ajoute à cette erreur l’affirmation d’une cause première au nom du principe de causalité, lequel précisément, dans la mesure où il est garanti, exclut la possibilité d’une première cause. Enfin l’argument physico-théologique ou des causes finales ajoute aux vices des deux premiers la fausse assimilation du monde à une œuvre humaine et le passage arbitraire d’un Dieu architecte à un Dieu créateur et parfait. La cause générale de cette dialectique de notre raison, c’est la disposition naturelle à croire que les conditions de notre pensée sont aussi les conditions de l’être, que les lois de notre connaissance sont les lois de la réalité. Seule, la critique peut dissiper cette illusion ; or la nécessité de la critique ne ressort que des conséquences de cette illusion même. Les idées ne correspondent à rien de réel : elles n’en sont pas moins utiles, comme principes excitateurs et régulateurs. Elles nous défendent de nous reposer dans la recherche des causes. Nous ne pouvons commencer par Dieu, nous devons y tendre.

Ainsi se trouve constituée la critique, où Kant voit le terme de l’éducation de la raison. L’esprit humain a débuté et a dû débuter par le dogmatisme, ou croyance aveugle à l’existence absolue des objets de nos pensées : le leibnitio-wolffianisme en est l’expression achevée. Puis est venu le scepticisme, excellemment représenté par Hume, qui, des vices du dogmatisme, conclut à l’impossi-


bilité de connaître la réalité, à la subjectivité pure de la connaissance, Mais le scepticisme n’est qu’un avertissement de se défier du dogmatisme. La critique, ou science de notre ignorance, nous interdit de spéculer sur la nature des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes ; mais, par contre, elle soustrait l’expérience à l’imagination et au sens individuel, pour en faire un objet commun à toutes les intelligences humaines, réel par conséquent et substantiel pour nous. Et en même temps la critique affranchit l’être en soi du fatum que la présomption de l’entendement faisait peser sur lui : elle rend concevable un monde où régneraient sans partage la liberté et les lois morales : double utilité, tant pratique que spéculative, qui atteste l’accord providentiel de nos besoins avec nos moyens de connaître.

B. La critique de la raison pure a expliqué la possibilité de la science — il s’agit maintenant d’expliquer dans le même esprit la possibilité de la morale. Nous ne cherchons pas si la morale est possible, puisqu’elle est, mais sur quoi elle repose, et quelle en est la signification. Ici encore une saine philosophie ne peut admettre d’autre point de départ de la connaissance que l’expérience, mais il est nécessaire d’analyser l’expérience.

L’idée générale fournie à cet égard par la raison commune est le concept de bonne volonté. Ce concept est-il tout empirique ? Quand on l’examine, on y trouve impliquée l’idée d’une loi qui doit être observée pour elle-même, sans nul égard aux conséquences que pourront entraîner les actions qu’elle commande. Cette loi n’est pas un impératif hypothétique dépendant de telle ou telle fin à atteindre : c’est un impératif catégorique. Elle ne se peut formuler qu’en ces termes agis de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action soit érigée en loi universelle. Or un tel principe ne procède pas de l’expérience, mais est connu à priori. Pouvons-nous en découvrir la source ? Si l’on cherche à quelles conditions un principe pratique peut être pour nous universellement obligatoire, on trouvera qu’il ne doit supposer aucun objet ou matière comme mobile de la volonté. En effet, étant donné nos facultés, il n’y a d’autres objets pour nous que les objets empiriques : la seule matière dont nous disposions dans l’ordre pratique est le plaisir ou satisfaction de l’amour de soi ; et le plaisir ne peut fournir un principe universel et obligatoire. Seule, l’intention de notre volonté dépend entièrement de nous et remplit les conditions requises. La loi est donc un principe purement formel, qui ne suppose autre chose qu’elle-même et une volonté libre pour l’accomplir. Elle a sa racine dans l’autonomie de la volonté. Mais par là même n’est-elle pas illusoire ? Détachée des choses et ramenée au sujet, n’est-elle pas purement subjective ? Pourrons-nous échapper à l’idéalisme dans l’ordre pratique, comme nous y avons échappé dans l’ordre théorique ? Déduire la loi morale des conditions de l’expérience est chose impossible, puisque tout objet de l’expérience doit être écarté de la détermination morale ; mais, par contre, la loi morale fonde elle-même une déduction de la liberté. Si je dois, c’est que je puis. Or la raison spéculative, si elle a dû s’interdire de connaître la liberté, ne l’en a pas moins admise comme possible, même théoriquement ; et ainsi la loi morale a un point d’attache dans la réalité des choses telle qu’elle est.théoriquement connue, à savoir dans cette région de l’existence qui ne peut être qu’universelle et absolue. Si la loi morale est la ratio cognoscendi de la liberté, celle-ci fournit à celle-là sa ratio essendi.

Mais jusqu’ici nous n’avons atteint qu’un principe, une loi formelle. Or la morale nous offre en outre des concepts, dont les deux principaux sont ceux du bien et du mal. Pourrons-nous arriver à nous rendre compte de ces concepts ? Il s’agit, après avoir éliminé toute matière empirique, de tirer une matière nouvelle d’un principe posé comme purement formel. La marche qu’il nous faut suivre est en apparence paradoxale. N’est-ce pas le devoir qui se déduit du bien, et non le bien qui se détermine par le devoir ? Les anciens, dans leur recherche du souverain bien,