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Page:Lamirault - La Grande encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, tome 21.djvu/440

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KANT
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Il représente cette idée, que la raison, sur ce terrain même, demeure la norme véritable, et qu’elle commande à l’homme d’agir sous l’idée universelle de devoir et d’humanité doctrine hautement philosophique, qui devait bientôt, sous l’influence des circonstances, reculer devant celle du droit historique et de l’idéal exclusivement national..

Dans les pays autres que l’Allemagne, l’influence de la philosophie de Kant, plus tardive et moins profonde, est encore considérable. Dès 1773, Kant est apprécié à Strasbourg. En 1796 on commence à traduire ses ouvrages en français ; en 1799 Degérando expose son système. Mme de Staël parle avec enthousiasme de celui qu’elle considère comme un apôtre du spiritualisme de sentiment. En 1818, V. Cousin professe sur la morale de Kant ; en 1820, il expose la critique de la raison pure. Sa propre théorie de la raison doit plus d’un trait.à l’influence de Kant. Après avoir été ainsi utilisée en vue de doctrines fondées sur d’autres principes, telles que l’éclectisme, le positivisme, la morale indépendante, le kantisme a été étudié et développé pour lui-même, notamment par MM. Renouvier, P. Janet, Lachelier, Pillon. MM. Renouvier et Pillon, auxquels s’est joint M. Dauriac, soutiennent, sous le nom de criticisme (V. ce mot), une doctrine qui, à l’inverse du néo-kantisme allemand, fait ressortir l’excellence de la morale kantienne. Ils subordonnent directement la raison théorique à la raison pratique en considérant la volonté comme le principe premier de toute certitude ; de plus, abolissant le noumène, ils érigent les lois naturelles en réalité dernière et ménagent, dans la suite même des phénomènes, une place à l’initiative de la liberté. C’est encore en s’inspirant de Kant que M. Secrétan, de Lausanne, limite les droits de la science et élève au-dessus d’elle la croyance à la liberté. Sous des formes et à des degrés divers, le kantisme se retrouve, aujourd’hui même, dans la plupart des doctrines qui s’efforcent à concilier, sans compromission, la science et la morale.

En Angleterre, l’influence de Kant s’est fait sentir notamment sur Hamilton et les agnostiques. C’est en combinant la doctrine de Kant avec celle de Reid que Hamilton établit l’impossibilité d’une représentation de l’absolu pour un esprit borné à la connaissance expérimentale, et, par suite, la relativité de toute connaissance humaine. De même l’agnosticisme de Spencer, s’il dépend du positivisme, doit beaucoup aux antinomies kantiennes. Dans le domaine de la psychologie, l’école évolutioniste se donne pour la conciliatrice de l’apriorisme kantien avec l’empirisme de Locke. De nos jours, Kant est scrupuleusement étudié pour lui-même. Max Müller, dans la traduction de la Critique de la raison pure qu’il a publiée en 1881, déclare que cette œuvre est un monument arien aussi précieux que les Védas, et qu’en tout temps il pourra être permis de la critiquer, non de l’ignorer.

En Italie, la Critique de la raison pure a été traduite en 1821-22 ; aujourd’hui même la critique kantienne y est savamment représentée ou étudiée par Carlo Cantoni et Felice Jocco ; en Espagne, Jose del Perojo a récemment (1883) traduit la Critique de la raison pure.

Quel fut, à regarder les choses d’un point de vue général, le rôle historique de Kant, et quel est le rapport de sa philosophie avec les spéculations actuelles ? Le dessein de Kant fut analogue à celui de Socrate et à celui de Descartes. Socrate s’est proposé de montrer que la pratique, même prise pour fin de l’activité humaine, ne saurait exclure la science, parce qu’en réalité elle la suppose. Descartes consent que l’on débute par le doute universel : ce doute n’abolit pas la certitude, il la fonde. Kant, à son tour, proclame que l’expérience est le point de départ de toutes nos connaissances. S’ensuit-il que la raison ne soit qu’un mot ? Nullement, car l’expérience repose sur la raison. Et dans le développement même de la doctrine, l’analogie se poursuit. Déduite de la pratique, la science de Socrate est bornée à la morale et aux objets qui y sont liés. La certitude cartésienne ne va tout d’abord qu’à la pensée, condition du doute ; et, si elle rétablit les objets qu’avait renversés le doute, c’est en tant seulement qu’ils peuvent se relier à la pensée. De même, la critique kantienne ne laisse subsister, des notions à priori, que ce qui est requis pour l’expérience, et fait, de la possibilité de cette dernière, la norme de l’usage entier de la raison pure. Et, comme ses prédécesseurs, Kant estime que, par sa méthode, il fonde, loin de détruire. La science, bornée du côté des choses en soi, possède la certitude dans son domaine. Devant le réalisme empirique l’idéalisme s’évanouit. Ce n’est pas tout, et un résultat plus précieux encore va jaillir de la critique. La même déduction qui fonde la science permet à la morale de se constituer à côté d’elle, sans risquer de lui porter ombrage. Il est vrai que la morale devra, elle aussi, accepter une limitation. Elle devra reposer sur un principe exclusivement formel, sur la pure notion du devoir. Mais, ici encore, la critique ne restreint que pour garantir. La morale peut être absolue et demeurer pratique, si elle n’a d’autre objet que les déterminations de la volonté libre. L’antinomie insoluble du mysticisme et de l’eudémonisme disparaît dans le système de l’autonomie rationnelle. Et ainsi c’est la raison, qui, d’un bout à l’autre de la philosophie de Kant, crée comme elle détruit, fournit des principes pour remplacer ceux qu’elle a dissous. Déjà chez Descartes elle a fourni l’évidence intellectuelle comme substitut interne des marques extérieures de vérité. Avec Kant elle fait l’inventaire de son contenu, et trouve, dans sa constitution même, tous les principes nécessaires à la science et à la morale. Sans doute elle ne se suffit pas, et l’absolu la dépasse. Sa science, par suite, est relative, et sa morale bornée à un progrès sans fin. Elle n’en offre pas moins à l’homme toutes les ressources dont il a besoin pour réaliser l’idéal de l’homme. Elle est l’indépendance, et elle est la loi. Si telles sont les parties essentielles du kantisme, cette philosophie se place au terme du développement rationaliste qui a commencé avec Descartes. La raison, chez Kant, pousse aussi loin que possible, et son renoncement à saisir l’être absolu, et son effort pour suppléer, par les principes qu’elle trouve en soi, à l’intuition qui lui manque. Un pas de plus, soit dans un sens, soit dans l’autre, et le rationalisme va se perdre, soit dans le scepticisme, soit dans l’idéalisme. Kant a prétendu, tout en s’enfermant dans le monde du temps, trouver au sein de la raison, qui en fait partie, le moyen d’ériger ce monde en symbole de l’éternité.

Telle est la signification historique de son œuvre ; envisagée au point de vue théorique, elle présente, actuellement encore, un intérêt capital. 1o Sous l’influence des sciences positives autant que de la philosophie, l’esprit humain se demande plus que jamais dans quel rapport nous nous trouvons avec la réalité des choses, et s’il nous est possible de la connaître. Or, c’est à cette question que répond l’idéalisme transcendental. Au delà des phénomènes, selon le kantisme, nous pouvons encore saisir les lois de la pensée qui les conditionnent, et constituer la philosophie comme théorie de la connaissance ; mais, quant à nous former une théorie ontologique de l’univers, ainsi que faisaient les anciens, c’est une ambition à laquelle il nous faut renoncer : solution nette et de grave conséquence, qui trouve plus d’un point d’appui dans la science actuelle. 2o D’autre part, le progrès des sciences positives, en étendue comme en certitude, nous amène à nous demander si du moins tout ce qui intéresse l’homme ne peut pas être traité suivant la méthode de ces sciences, et si la morale elle-même n’y peut pas être assimilée. À cette question Kant répond par son rigoureux dualisme, limitant la science pour la fonder, et établissant la morale dans le domaine ouvert par cette limitation même. Or ni la souveraineté de la science dans l’ordre pratique, ni l’impossibilité théorique de la liberté ne sont, aujourd’hui même, assez clairement démontrées pour qu’on puisse rejeter dans le passé la solution kantienne. 3o En ce qui concerne la philosophie de la science, le kantisme s’attache précisément aux problèmes qui de plus