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MANZONI
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plus plastique. Jupiter, voyant que les vertus ne suffisent pas à adoucir les hommes, envoie sur la terre les Muses et les Graces ; ces déesses se plaisent encore à revenir parfois au milieu de nous et à inspirer quelques rares élus ; mais, pour devenir un poète vraiment digne de ce nom, il faut unir le culte des unes à celui des autres. Selon quelques critiques, Manzoni fait allusion dans ce poème au mariage qu’il avait contracté à Milan peu de temps auparavant (févr. 1808) avec la protestante Henriette Blondel ; quoi qu’il en soit, il écrivait à Fauriel aussitôt après la publication de l’Uranie (sept. 1809) : « Si j’avais à présent l’envie et l’indiscrétion de vous occuper de mes balivernes, je vous dirais que je suis très mécontent de ces vers, surtout pour leur manque absolu d’intérêt ; ce n’est pas ainsi qu’il faut en faire ; j’en ferai peut-être de pires, mais je n’en ferai plus comme cela. » C’est l’adieu définitif de Manzoni à l’école dite classique. Parallèlement à ce changement dans son goût, dû en grande partie à Fauriel, il se produisait dans ses idées une révolution complète, grâce à l’influence de sa femme qui se convertissait du protestantisme au catholicisme : son acte d’abjuration (mai 1810) porte aussi la signature de son mari. C’est une légende que Manzoni aurait été miraculeusement et subitement converti par une image de la Vierge qu’il aurait vue dans une église de Paris. Cette conversion qui le fit passer, non de l’athéisme, mais de la religion naturelle, au catholicisme, s’opéra grâce aux exemples de sa femme et aux exhortations de deux ecclésiastiques. C’est dans le courant de 1814 que s’accomplit cette évolution dans ses idées critiques et religieuses : de là naquirent ses Hymnes sacrés, auxquelles il commença à travailler en avr. 1812. Il écrivait à FaurieI : « Je suis plus que jamais de votre avis sur la poésie : il faut qu’elle soit tirée du fond du cœur ; il faut sentir et savoir exprimer ses sentiments avec sincérité. » C’est la maxime qu’il exprimait déjà dans sa poésie Sur la Mort de Carlo Imbonati ; mais l’âme du poète s’est transformée ; son cercle d’idées est plus étendu, son goût plus large, et en conséquence son inspiration plus élevée. Ses quatre premiers Hymnes sacrés (la Résurrection, le Nom de Marie, Noël, la Passion) parurent à Milan en 1815 ; le cinquième (la Pentecôte), imprimé à quelques exemplaires à Milan en 1822, fut réuni aux autres dans l’édition que le poète donna l’année suivante. Son intention était d’écrire en quelque sorte les fastes du christianisme, en chantant les principales fêtes du catholicisme ; mais il ne reste des autres hymnes qu’il méditait que quelques fragments. La poésie du catholicisme, remise en honneur par Chateaubriand, avait trouvé dans le poète italien une voix lyrique d’une puissance et d’une noblesse singulières. Il célèbre les rites de l’Eglise et développe Ies idées chrétiennes dans ce qu’elles ont de plus accessibles à l’homme : c’est pour cela qu’il réussit à associer dans une œuvre du plus bel effet poétique le philanthropisme philosophique, dont il avait été partisan, avec le sentiment religieux. Personne n’avait su aussi bien, avant lui, faire ressortir la beauté humaine des cérémonies de la foi : dans Noël, il insiste sur le fait que l’ange ne va point frapper aux portes si bien gardées des puissants du jour, mais à celles d’humbles pasteurs. Dans la Résurrection, les mères revêtent leurs enfants de leurs habits de fête ; de joyeuses réunions se préparent, mais il exhorte le riche à répandre la joie dans les maisons des pauvres. Dans la Pentecôte, on remarque le tableau touchant de l’esclave qui soupire en embrassant ses fils, et dans le Nom de Marie, on voit opposée la pitié divine, si généreuse envers tous, à celle des hommes qui traite si différemment les douleurs des grands et celles des petits. En somme, les Hymnes, qui, dans la forme, se rattachent directement à l’inspiration de Parini, sont par le fond des idées la première manifestation lyrique de l’école romantique italienne. Il est certain que, là aussi, Manzoni avait eu des prédécesseurs ; mais aucun d’eux n’avait répudié aussi complètement la tradition académique et conventionnelle. Gœthe applaudit cette manière si nou-


velle de traiter des sujets rebattus, à cette religion humanitaire et sans intolérance. Là, du reste, comme dans ses autres œuvres lyriques, Manzoni ne rompit point brusquement avec la manière des classiques italiens, mais il se servit magistralement de ses modèles, et tira de son éducation littéraire tous les fruits qu’elle pouvait produire. Bien qu’il ait été l’ami des romantiques italiens et qu’il ait été considéré par eux comme leur chef, il ne consentit jamais à se mêler à la tourbe des imitateurs serviles du romantisme allemand.

C’est ce que ses tragédies démontrent plus clairement encore que ses poésies lyriques. Dès 1846, il écrivait à Fauriel qu’il venait de commencer une tragédie qui serait ; pour l’Italie une chose toute nouvelle, étant soustraite aux unités de temps et de lieu ; il s’agissait de son Conte di Carmagnola, dont le héros est un soldat d’aventure au service de la république de Venise, qui fut décatité comme traitre en 1432. Il la publia à Milan en 1820 avec une dédicace à Fauriel lui-même, et une préface qui était un manifeste contre le moule désormais usé de la tragédie classique. Les personnages sont divisés en « historiques » et « idéaux », c.-à-d. imaginés par le poète, distinction qui fut à bon droit blâmée par Gœthe. Il faut avouer que l’intérêt dramatique de la pièce est assez médiocre : — quelques scènes sont magistralement traitées, notamment celles des deux conseils de guerre, et on sent partout la main d’un artiste de premier ordre ; mais tout cela n’empêche point l’action d’être quelque peu languissante : le Conte di Carmagnola, qui dérive indubitablement des drames historiques de Schiller, ne présente cependant aucune des situations hautement poétiques et dramatiques qu’on admire dans ceux-ci. Cela n’empêche pas qu’après l’extrême rigueur avec laquelle Alfieri avait appliqué la règle des unités et ses rudesses de style, la tragédie de Manzoni eut le mérite de montrer comment on pouvait faire une plus large part à la représentation historique, et donna l’exemple d’une versification élégante et d’un style également éloigné de l’emphase et de la trivialité. Mais ce qui, de l’aveu de tous, est le plus digne d’admiration dans le Conte di Carmagnola, ce sont les chœurs, admirables diorceaux lyriques où le poète, s’élevant à une haute vision du passé, tire des antiques querelles une exhortation à la concorde nécessaire à la liberté. Quoi qu’elle n’ait point réussi au théâtre, cette tragédie est à bon droit considérée comme une de celles qui font le plus d’honneur à la poésie italienne.

A peine était-elle publiée, que Manzoni se mit à tracer le plan de celle d’Adelchi, dont il emprunta le sujet à l’histoire de la lutte des Lombards contre Charlemagne. Pendant qu’il y,travaillait, eurent lieu deux événements qui le frappèrent vivement et lui inspirèrent deux odes excellentes : la révolution libérale en Piémont (1824) et la mort de Napoléon Ier à Sainte-Hélène. Le poète ne s’est jamais élevé aussi haut, sauf peut-être dans l’un des chœurs d’Adelchi, que dans ces deux morceaux, admirable expression de ses sentiments patriotiques et religieux. Dans le premier qu’il dédia àThéodore Limier, le jeune poète allemand mort en combattant pour la défense de sa patrie, il adjure les Allemands de ne point fouler aux piedsles droits de l’Italie, et de lui laisser cette liberté, pour laquelle ils viennent eux-mêmes de combattre. Dans le second, il rappelle la gloire et les malheurs de Napoléon faisant planer sur les événements humains les plus considérables les vues éternelles de la Providence. Gœthe traduisit cette ode, et Lamartine, qui la jugeait parfaite, tout en regrettant qu’elle n’eût pas été écrite par « une plume plus riche et plus éclatante en poésie », l’imita sans réussir à l’améliorer. Quelques défauts d’élocution n’enlèvent que peu de chose au mérite de cette poésie vraiment vivante, toute échauffée par un sentiment généreux, et fortifiée par les plus hauts enseignements de l’histoire. L’ode devint aussitôt et elle est restée depuis extrêmement populaire en Italie. Mais elle ne fut pour Manzoni qu’une rapide improvisation, et il