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Je voudrais analyser d’un peu plus près la situation difficile dont une meilleure conception de la culture peut et doit nous aider à sortir.

Depuis la découverte, il y a trois ou quatre siècles, de la méthode expérimentale par nos pays d’Occident, et grâce à la confiance, quelquefois excessive ou prématurée, que sa réussite nous a donnée dans la puissance de la raison, notre science, notre représentation du monde matériel et, par elle, notre puissance d’action sur les choses, se sont développées de manière admirable et imprévue, au point de mettre, par l’avance qu’elles ont prise sur le progrès de nos institutions humaines, notre civilisation et notre espèce elle-même en danger. Il y a là une opposition, un conflit aigu entre la thèse morale et l’antithèse scientifique, conflit qui ne peut être résolu que par une synthèse, et c’est cette synthèse que l’éducation nouvelle doit contribuer à réaliser par la solution du problème de la culture générale.

Je résumerai ceci en une formule : la science a pris aujourd’hui une avancée considérable et dangereuse sur la justice. Les exemples abondent. Prenez les problèmes internationaux : leur acuité résulte de l’accroissement considérable du danger de la guerre par suite des applications de la science à l’art de tuer et de détruire. Ce danger n’existe que par suite du retard sur la science militaire de la justice internationale, cette création humaine, comme la justice individuelle, la liberté et la paix. Il y a là un exemple particulièrement important et frappant du retard pris par la justice sur la science et, dans le domaine de l’éducation, par le côté moral sur le progrès scientifique et technique non encore véritablement intégré à la culture générale.

Vous savez aussi que le conflit entre le développement des applications de la machine, résultat du travail non adapté de répartition de la propriété, est à l’origine de cette crise de justice sociale dont le monde souffre terriblement.

Ces deux exemples suffisent pour montrer que l’origine du mal est dans le déséquilibre, et l’absence de liaison entre l’intellectuel et l’affectif, entre la science et la justice, entre les deux aspects trop nettement séparés de la culture générale.

Mon devoir est maintenant de vous proposer un remède et de chercher avec vous comment réaliser cette unité de culture que nous n’avons pas encore aujourd’hui. Vous permettrez peut-être au scientifique que je suis de chercher ce remède, d’accord avec beaucoup d’autres éducateurs, dans une introduction plus large de la science, conçue dans son esprit plus que dans ses résultats. L’effort d’adaptation de l’esprit à la réalité que représente la science peut et doit servir de base à la synthèse que nous cherchons, fournir le lien nécessaire entre le monde matériel et le monde moral pour préparer à la fois la maîtrise sur les choses et l’harmonie entre les hommes.

En suivant cette voie, nous ne ferions, d’ailleurs, que nous conformer aux leçons de l’histoire, qui nous montre une extension progressive des applications de la méthode scientifique du domaine des faits physiques et biologiques à celui des faits sociaux et même moraux comme en témoigne l’apparition récente de ce que nous appelons, d’un terme de plus en plus exact, les sciences sociales et les sciences morales pour ne pas dire les sciences humaines.

Cet élargissement progressif du domaine d’application de la méthode scientifique, du processus d’adaptation de la raison humaine au milieu dans lequel il nous est donné de vivre, est de nature à nous inspirer confiance dans l’efficacité de cette méthode comme moyen de compréhension et d’action. L’histoire des idées nous fait apparaître la science comme vivante ; c’est elle que nous devons enseigner plutôt que la science morte des résultats techniques dans laquelle se confine trop souvent l’enseignement scientifique.

J’ai employé tout à l’heure l’expression de « science conçue comme effort d’adaptation de l’esprit à la réalité » : c’est bien ainsi que les progrès récents de la physique nous obligent à concevoir le travail commencé depuis des siècles pour construire une représentation adéquate du monde.

On a cru longtemps que les deux domaines de la matière et de l’esprit étaient indépendants l’un de l’autre et régis l’un et l’autre par des lois immuables et prédéterminés. À l’esprit, en particulier, on assignait des cadres rigides, les catégories dans lesquels il nous fallait faire entrer notre représentation. Nous avons compris, au cours des trente dernières années, que cette rigidité n’existe pas, que l’esprit est vivant lui aussi, et que, comme toutes les autres manifestations de la vie, il doit se modifier sous l’influence de sa propre action conformément à la grande loi d’évolution progressive vers des formes de plus en plus complexes et de mieux en mieux adaptées. Cette évolution se poursuit sous