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LES CARACTÈRES ET LES PASSIONS.

d’œuvre : ce grand vieillard qui ne peut s’empêcher d’aimer, et qui a honte d’aimer, sait du moins ne rien prétendre et ne rien dire. Il n’y a de vrai que sa peine, de visible qu’une discrète tristesse, et la volonté de s’éloigner quand la femme qu’il aime malgré lui, va épouser un plus jeune prétendant. Ce n’est pas un héros de tragédie ou de drame, ni Mithridate ni Ruy Gomez : c’est un vieillard qui aime et qui évite le ridicule par la conscience d’y être exposé. Et ce n’est ni grand ni terrible, c’est simplement vrai.

Affections dramatiques ou demi-passions, ce qui plaît en tout cela à notre Corneille, c’est que ces formes de sensibilité sont celles qui peuvent le mieux coexister avec l’intelligence et la volonté, dans une harmonieuse union ou dans un antagonisme sans convulsion. Il est naturel que des personnages émus au degré où le sont ou le vieil Horace ou Martian, se connaissent, jugent les mouvements de leur cœur, et soient maîtres d’y obéir ou d’y résister.

Si arrêté est le parti pris de Corneille qu’il ne veut point représenter la passion, même furieuse et débridée, comme une impulsion inconsciente : il ne la laisse agir que transposée en maxime réfléchie. C’est ce qu’on voit dans Horace : le sujet lui imposait un fratricide dont il ne pouvait rendre compte que par le choc de deux âmes brutales et enragées. Et il n’a pas manqué de nous représenter ainsi Horace et Camille. Mais jamais il n’a été plus éloigné de Racine que dans ces caractères où il semblait contraint de deviner l’art de Racine. Camille raisonne, Horace raisonne. Parce que Camille s’estime