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LES CARACTÈRES ET LES PASSIONS.

de l’amour et du devoir, c’est le conflit de deux devoirs : celui qu’on ne prend point pour règle de son action, subsiste quand même. Rodrigue doit à Chimène comme à son père : il fait ce qu’il doit à son père, mais il ne perd point de vue ce qu’il doit à Chimène. Et cela fait que leur amour profite de tous les sacrifices qu’ils en font au devoir : car, s’ils n’agissent point en amoureux, ils se rendent plus dignes d’amour. Plus ils démontrent l’excellence de leurs âmes, plus ils « méritent » que leur perfection mieux connue soit plus aimée : et ainsi plus ils font effort pour se séparer, plus ils s’attachent l’un à l’autre. Le sentiment se nourrit et s’accroît de tout ce qu’on fait contre lui.

Si les vieillards amoureux que Corneille vieilli s’est plu à représenter sont plus touchants que ridicules, c’est qu’en eux la bonté de l’objet légitime aussi l’amour, et que la volonté n’accorde aucune action à l’intérêt de la passion.

On voit même que d’étouffer une belle affection dirigée vers un noble objet est un acte réprouvé par Corneille : le vice d’Horace, le vice de Camille, c’est de fermer leurs âmes aux sentiments, l’un de la famille et l’autre de la patrie ; il n’y a que l’amour de la souveraine perfection qui ait le droit d’être exclusif ; la passion patriotique doit laisser un coin de l’âme à l’amour conjugal, même à l’amour. Le vieil Horace, Curiace tiennent leur grandeur de leur plus complète humanité : en eux les passions se subordonnent selon leur dignité véritable, et s’étagent sans s’opprimer. En eux vit la tendresse : ils l’excluent de leurs actes et la cultivent dans leurs cœurs. Il y a