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L’INFLUENCE DE CORNEILLE.

Une fille aime le meurtrier de son père, dans le Cid ; d’où la formule : il est intéressant que l’amour unisse des ennemis. Il n’y aura plus de tyrannicide qui n’aime la fille du tyran, à moins que ce ne soit le tyran qui aime la fille du tyrannicide : l’usurpateur aimera la fille du roi légitime, ou bien le fils du roi légitime aimera la fille de l’usurpateur. Le thème est susceptible de variations innombrables.

Un roi, dans Rodogune, se demande si c’est sa mère ou si c’est sa femme qui lui a versé le poison ; nouvelle formule : le héros ignore d’où vient le péril, et soupçonne deux personnes également chères ou sûres. Un roi, distrait ou endormi, se réveille pour voir deux hommes qui s’arrachent un poignard et une épée : qui voulait frapper ? qui retenait le bras ? qui est le traître ? qui le sauveur ? Angoisse tragique !

Et ceci est le plus grave. Car ici il ne s’agit plus de situations pouvant déterminer des jeux de sentiments, donner carrière aux analyses du cœur humain : il s’agit d’une situation toute pathétique et piquante, qui n’excite que l’horreur et la curiosité de voir comment l’embarras se démêlera. C’est-à-dire que dans ce cinquième acte de Rodogune est réellement contenue la négation du théâtre cornélien et la destruction de son principe. Or aucune pièce n’a plus réussi ni laissé une plus durable impression que la Rodogune de Corneille. Pendant cent cinquante ans, on l’a égalée au Cid et à Polyeucte. Encore en 1764, dans son Commentaire, Voltaire nous fait savoir que pour beaucoup de gens Rodogune, à cause de son cinquième acte, était le chef-d’œuvre de Corneille.