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A LA PENSÉE FRANÇAISE



muraille de velours, entre le monde et moi, c’est que j’ai de graves motifs pour en agir ainsi.
— Je le comprends et je vous plains ; à votre âge, au printemps de la vie, quand les roses du plaisir naissent sous vos pas, vous cacher ainsi au milieu du monde, renoncer à la gaîté, au bonheur, à l’amour !
— A l’amour ! répéta machinalement la jeune femme.
— Sans doute, car l’amour naîtrait d’un de vos sourires et vous ne souriez jamais…
— Jamais, répéta Séraphina.
— Vous vivrez donc toujours ainsi, reprit avec feu le jeune homme, dans cet isolement ; vous ne vous marierez jamais ?
— Sans doute ; qui voudrait épouser une femme masquée, dont on n’a jamais vu les traits et qui se cache comme une coupable.
— Cette hardiesse n’est pas impossible ; n’avez-vous pas les douces séductions de l’esprit, les délicates intelligences de la pensée, les chastes sensibilités du cœur… avec de semblables trésors, une femme peut se passer d’être jolie.

Séraphina posa sa main charmante sur le bras de son interlocuteur.
— Oui, dit-elle, mais si elle était laide, non de cette laideur qui n’est qu’un défaut d’harmonie de la figure, mais hideuse, horrible à voir ?
— Oh ! taisez-vous, cela n’est pas possible.
— N’avez-vous jamais rencontré parmi les classes déshéritées de l’état social, parmi les mendiants et les vagabonds, dans les sombres couloirs des moines, sous les noirs arceaux des prisons, de sinistres visages, hagards, effarés, monstrueux ; des yeux louches et incertains, une bouche contractée, des dents longues pointues comme celles d’une bête sauvage, un teint de cadavre, une expression de vampire à jeun ? Eh bien, si je m’obstine depuis tant d’années à cacher mes traits, mon teint ; si à l’exemple de ces misérables êtres, erreurs de