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Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/25

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L’ASSOCIEE SILENCIEUSE

— Non, plutôt pas… Il me demande un article qu’il m’avait commandé bien avant mon départ de Montréal. C’est que je l’avais complètement oublié ce paroissien là !

— J’espère que tu vas l’envoyer promener, lui et sa demande ? Ce serait trop ennuyeux de te savoir enfermé dans ta chambre, absorbé en un ennuyeux travail alors qu’il fait si beau dehors !

— Heureusement, j’ai pris mes précautions, j’avais écrit cet article avant mon départ de Montréal. Je monte à ma chambre. Le temps de relire mon travail, de faire quelques retouches et de mettre le tout sous pli. Ce sera l’affaire de quelques heures.

— Ainsi, je ne puis compter sur toi pour m’accompagner à l’usine ?

— À mon grand regret, ma chérie. D’ailleurs, quand j’ai devant moi une corvée, je préfère toujours m’en acquitter au plus tôt, je suis libre après. À ce midi, petite sœur.

— À ce midi, grand frère.

Comme il venait de l’avouer, avant de quitter la Métropole, Étienne avait depuis longtemps terminé les études dont il s’était servi comme prétexte pour demander des vacances. Tout au plus, espérait-il qu’après ses visites des lieux à décrire, il pourrait ajouter quelques détails typiques, faire ressortir plus encore quelques côtés ridicules, donner plus d’ampleur à son ironie.

Rentré dans sa chambre, il ouvrit sa malle dont il sortit une liasse de feuilles dactylographiées. Il en choisit un fascicule. C’était son étude sur sa ville natale, à laquelle il avait donné la forme d’impressions d’un voyageur quelconque et qu’il avait intitulé :

« MASKA, REPAIRE DE RENTIERS »

Il s’installa confortablement dans son fauteuil et, suivant son habitude, il lut à demi-voix ;

Les heurts réguliers et monotones des roues sur les rails, la vision fugitive du paysage défilant devant mes yeux comme en un songe, la chaleur accablante du compartiment enfumé où je m’étais blotti, la conversation décousue de mes compagnons de route avaient insensiblement engourdi mes membres, mes esprits voguaient dans les régions empyrées des rêves et des songes d’or, comme diraient nos poétereaux ou, pour parler plus prosaïquement, je ronflais comme un sergent de ville pendant qu’on dévalise la maison du coin.

Heureusement, ma cigarette, qui s’était obstinée à brûler et aurait certainement roussi ma moustache, si je n’étais pas complètement imberbe, vint cruellement me rappeler à la réalité cuisante de la situation juste au moment où le contrôleur du train — un brave canadien français, pilotant un train national au beau milieu de notre bonne province si française — nous lança dans la langue du défunt Shakespeare : « St Hyacinthe, next station » !

Nous entrions en gare, et vite, je mets la tête à la portière, anxieux de ne pas perdre cette impression, bonne ou mauvaise, mais toujours piquante, que ressent le voyageur en entrant dans un centre nouveau.

Le premier objet qui frappe mes yeux est un immense panneau-réclame, placé bien en vue, bien éclairé et sur lequel est écrit en grosses lettres et dans les deux langues : « Saint-Hyacinthe, quatorze mille habitants, quatre chemins de fer, rues pavées. Eau filtrée, Énergie illimitée — J’ai appris depuis que c’était de l’énergie électrique que l’on voulait parler — main d’œuvre à conditions avantageuses. » Pour un homme en quête de renseignements sur une ville, vous m’avouerez que c’était déjà quelque chose, c’était même beaucoup et, intérieurement, je rendais grâce aux autorités perspicaces qui aidaient ainsi mon travail, mes peines se bornaient maintenant à vérifier ces informations.

Mais, et c’est là que commença mon étonnement, quelle foule à la gare ! Pas moins de cinq cents personnes se pressent sur la plate-forme. Quelle population de voyageurs que celle de Saint-Hyacinthe ! La question se posa alors dans mon esprit à savoir où diantre on logerait tout ce monde, le convoi étant déjà complètement rempli ? Bah ! me dis-je, on fera comme dans les tramways, on restera debout et puis, que m’importe, puisque c’est ici que je descends !

Je saute à terre et me faufile à travers la foule compacte cependant que de chaque côté on entend les appels criards des cochers de places sollicitant la clientèle.

Le train repart et je vois toute une procession de gens reprendre le chemin de la ville. « Ah oui ! je comprends, me dis-je, il est descendu environ cinq cents personnes, il en est monté autant, de cette façon, l’équilibre n’a pas été rompu… Tout de même, quels voyageurs que ces mascoutains ! À bord d’un seul train, ce soir, un bon quinzième de sa population va se trouver à voyager ! »

Eh bien ! non, je n’avais pas compris du tout. Cette foule compacte qui se pressait sur le quai de la gare, ce n’était pas des voyageurs. Ces gens qui encombraient maintenant le trottoir, ne descendaient pas du convoi, tout ce monde, ce n’était que la foule de badauds qui, dix fois par jour, vient « voir passer les chars », les fameux badauds mascoutains qu’un jeune romancier nous a déjà décrits.

Et dans le spectacle de cette foule banale et désœuvrée, dans ce curieux agglomérat de jeunes filles, de garçons, d’hommes murs et de vieillards courant ainsi plusieurs fois le jour, assister à cette scène médiocre qu’est le passage d’un train, la vue d’une locomotive suivie de plus ou moins de wagons où se pressent de malheureux voyageurs, dans ce spectacle insignifiant, dis-je, se résument l’âme mascoutaine, la vie mascoutaine, le peuple mascoutain : badaud, badauderie…

N’en déplaise aux auteurs peut-être très bien intentionnés du fameux panneau-réclame. Saint-Hyacinthe est une très humble petite ville d’une dizaine de mille habitants depuis vingt ans au-delà à l’état stationnaire… j’allais écrire… stagnant !… Les mascoutains, qui sont chatouilleux, ne me l’auraient jamais pardonné…

La rivière Yamaska décrit en cet endroit un immense croissant et sur cette sorte de