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C’est un peu fort quand on en a déjà une. Dans d’autres endroits de ses ouvrages, on voit, au contraire, percer comme un regret de cette situation anomale, témoin ces vers de Philémon et Baucis, où il fait un retour assez mélancolique sur lui-même. Parlant des deux arbres en lesquels se sont métamorphosés les vieux et fidèles époux, il dit avec une sorte de regret :

Ils s’aiment jusqu’au bout, malgré l’effort des ans.
Ah ! si... Mais autre part j’ai porté mes présents.

Cependant, il ne fit rien pour reprendre cette chaîne qui lui pesait. Racine et Boileau tentèrent d’opérer un rapprochement ; ils forcèrent La Fontaine à prendre le coche et à se rendre à Château-Thierry. À son retour : « Eh bien ? avez-vous vu votre femme, vous êtes-vous raccommodés ? » lui demandent ses amis inquiets. « Je n’ai pas vu ma femme ; elle était au salut, » répondit le Bonhomme. On a pris cela pour une naïveté ; c’était un moyen comme un autre de se débarrasser des importunités de deux amis qui le forçaient à une démarche inutile. Il en est ainsi de bien des traits de simplicité, attribués à La Fontaine, et qu’il serait impossible de laisser sur le compte d’un esprit si fin, si on ne lui soupçonnait une arrière-pensée quelque peu malicieuse.

Quoique séparé de sa femme et vivant dans la plus complète indépendance, La Fontaine se rendait à Château-Thierry, qu’elle habitait, tous les ans, au mois de septembre. C’était moins pour la voir que pour vendre un lopin de terre, dont il rapportait le prix à Paris, sans s’inquiéter de l’avenir :

Jean s’en alla comme il était venu,
Mangeant le fonds avec le revenu,
Croyant trésor chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien sut le dépenser ;
Deux parts en fit, dont il soûlait passer
L’une à dormir et l’autre à ne rien faire.

Par bonheur, le dernier trait de cette épitaphe, qu’il se composa lui-même, n’est pas vrai. La Fontaine a répandu son esprit inimitable dans un grand nombre de créations ; et bien d’autres auraient considéré la moitié ou le quart seulement de son œuvre comme un grand labeur. Boileau, qui, certes, ne croyait pas avoir passé sa vie à ne rien faire, a écrit vingt fois moins.

Le premier ouvragé littéraire de La Fontaine fut une traduction ou plutôt une imitation de l’Eunuque, de Térence, pièce assez faible, quoique correctement écrite. Une anecdote connue, inventée sans doute pour faire pendant l’anch’ io son pittore du Corrége, rapporte que notre fabuliste sentit s’éveiller sa veine poétique, ignorée même de lui jusque-là, en entendant réciter l’ode de Malherbe sur l’assassinat de Henri IV ; il avait alors vingt-six ans. Mais on a trouvé, dans ses papiers inédits, un conte et des essais de poésie légère composés par lui bien avant cette époque. Ainsi son génie naturel, son insouciance, ses rêveries, ses lectures l’avaient déjà fait poëte ; l’ode de Malherbe, si ce récit est vrai, ne fit que confirmer une vocation déjà décidée. Il lisait surtout Machiavel, non pas le Machiavel du Prince, mais celui de Belphégor et de Clizia ; Boccace, l’Arioste, Marot, Rabelais, Voiture. Ces trois derniers, qu’il appelait maître Clément, maître François et maître Vincent, étaient ses auteurs de prédilection. Dans sa vieillesse, il écrivait à Saint-Évremont :

. . . . . . . .
Vos beaux ouvrages sont cause
Que j’ai su plaire aux neuf sœurs,
Cause en partie et non toute ;
Car vous voulez bien sans doute
Que j’y joigne les écrits
D’aucuns de nos beaux esprits.
J’ai profité dans Voiture,
Et Marot, par sa lecture.
M’a fort aidé, j’en conviens.
. . . . . . . .

Et il ajoute : « J’oubliais maître François, dont je me dis encore le disciple.» Toutefois, Voiture faillit gâter son bon goût, son amour du naïf, du simple, du naturel ; c’est ce qu’il a confessé dans les vers suivants, vers où il parle de Voiture et non de Malherbe, comme on l’a cru :

. . . . . . . .
Je pris certain auteur, autrefois, pour mon maître.
Il pensa me gâter ; à la fin, grâce aux dieux,
Horace, par bonheur, me dessilla les yeux.
L’auteur avait du bon, du meilleur, et la France
Estima dans ses vers le tour et la cadence.
Qui ne les eût prisés ! j’en demeurai ravi...
Mais ces traits ont perdu quiconque l’a suivi.
Son trop d’esprit s’étend en trop de belles choses,
Tous métaux y sont or, toutes fleurs y sont roses.

Insouciant comme il l’était, poëte de loisir, ami du repos, lui qui a dit si bien :

Le repos, le repos ! trésor si précieux
Qu’on en faisait jadis le partage des dieux,

La Fontaine vécut surtout des pensions et de l’hospitalité de ses nombreux protecteurs. C’était, comme on l’a dit, un grand enfant qui ne pouvait se passer d’appui et qui avait besoin qu’on songeât pour lui aux soucis de la vie matérielle. Le premier de ses protecteurs fut Fouquet, qu’il paya d’une reconnaissance éternelle. Il était un des hôtes les plus assidus du palais de Vaux, alors que le surintendant était dans toute sa prospérité (1654). À cette époque, notre poëte, qui n’avait pas encore trouvé sa voie véritable, la fable et le conte, composait une foule de petites pièces, ballades, sixains, épîtres, deux poèmes, le Songe de Vaux et l’Adonis, productions légères que Sainte-Beuve a appréciées de la sorte dans ses Causeries du lundi : « Ces premières poésies de La Fontaine sont dans le goût de Voiture et de Sarrazin, et ne s’élèvent guère au-dessus des agréables productions de ces deux beaux esprits. On sent seulement que chez lui le fonds est plus abondant et plus naturel. Il fut bon, pour La Fontaine, que la faveur de Fouquet l’initiât à la vie du monde et lui donnât toute sa politesse ; mais il fut bon aussi que ce cercle trop libre ne le retînt pas trop longtemps, et qu’après la chute de Fouquet, il fût averti que l’époque devenait plus sérieuse et qu’il avait à s’observer davantage. Le danger, du côté de La Fontaine, ne sera jamais dans le trop de régularité et de décorum. Si le règne de Fouquet avait duré, il eût été à craindre que le poète ne s’y relâchât et ne s’y laissât aller en tous sens aux pentes, aux fuites de sa veine. Les contes lui seraient aisément venus dans ce lieu-là, non les fables ; les belles fables de La Fontaine ne seraient jamais écloses dans les jardins de Vaux et au milieu de ces molles délices ; il fallut, pour qu’elles pussent naître avec leur morale agréable et forte, que le Bonhomme eut senti s’élever son génie dans la compagnie de Boileau, de Racine, de Molière. Un des caractères propres, en effet, du talent de La Fontaine, c’est de receler d’instinct toutes les variétés et tous les tons, mais de ne les produire au dehors que si quelque chose l’excite et l’avertit. Autrement, et de lui seul, que fera-t-il donc ? Il y aura toujours deux choses qu’il aimera encore mieux que de rimer, et par ces deux choses, j’entends rêver et dormir. »

Ah ! par saint Jean, si Dieu me prête vie,
Je le verrai ce pays où l’on dort !

s’écrie-t-il dans un de ses contes, avec un accent qui part du cœur. Ainsi, Fouquet le connaissait bien lorsque, en lui donnant une pension, il lui avait imposé d’en acquitter chaque quartier par une pièce de vers.

La disgrâce du surintendant inspira au poëte les vers les plus touchants, les accents les plus pathétiques ; il osa élever la voix alors que tout le monde se taisait. La Fontaine sut toujours accepter simplement les bienfaits et s’en acquitter noblement ; il a rendu immortels ses bienfaiteurs. Les vers du Bonhomme, les plaidoyers de Pellisson et les lettres de Mme de Sévigné, les trois seuls défenseurs du surintendant, sont certainement pour beaucoup dans la sympathie qui a persisté jusqu’à nous en faveur de Fouquet. Grâce à eux, celui que l’on jugerait peut-être bien sévèrement, car la haute raison de Colbert écraserait sa mémoire, est resté une victime ; en lui restant fidèle, La Fontaine lui a, en quelque sorte, gagné la postérité, qui a conclu comme le poëte :

... C’est être innocent que d’être malheureux.

On n’a pas assez relevé, chez La Fontaine, cette délicatesse de sentiment qui non-seulement l’a guidé toute sa vie, mais a été pour lui une des meilleures sources d’inspiration.

Après Fouquet, il eut pour protecteur le duc de Bouillon, marié à l’une des nièces de Mazarin, la gracieuse Marie-Anne de Mancini, qui aimait beaucoup notre poëte, et à qui il le rendait bien. Le duc de Bouillon possédait à Château-Thierry, précisément en face de la maison de La Fontaine, un vieux château dont on ne voit aujourd’hui que les ruines, tandis que l’humble demeure du fabuliste est restée à peu près intacte. La Fontaine était plus souvent au château que chez lui, et même la duchesse, pleine de prévenance pour lui, avait bien recommandé à ses officiers de ne pas le laisser s’ennuyer pendant ses absences. C’est à ce propos qu’il écrivit ces jolis vers :

Peut-on s’ennuyer en des lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
     D’une aimable et vive princesse
À pied blanc et mignon, à brune et longue tresse ?
Nez troussé, c’est un charme encor, selon mon sens ;
     C’en est même un des plus puissants.
Pour moi, le temps d’aimer est passé, je l’avoue ;
  . . . . . . . .
     Mais s’il arrive que mon cœur
Retourne, à l’avenir, dans sa première erreur,
Nez aquilins et longs n’en seront pas la cause.

La Fontaine s’attira aussi les bonnes grâces de Marguerite de Lorraine, duchesse douairière d’Orléans, qui l’attacha à sa personne avec le titre de gentilhomme. Mais sa meilleure amie fut Mme de La Sablière, chez qui il passa vingt années de sa vie. Lorsque la marquise, abandonnée par le marquis de La Fare pour la tragédienne Champmeslé, tourna vers la religion et se retira aux Incurables, elle eut soin de laisser La Fontaine dans son hôtel et donna ordre que l’on pourvût à tous ses besoins. À la mort de Mme de La Sablière, forcé de quitter cette maison qui lui avait été si hospitalière, La Fontaine est rencontré dans la rue par un de ses amis, M. d’Hervart, qui lui offre l’hospitalité. « J’y allais, » répond simplement le Bonhomme. Cette confiance naïve de l’amitié est un des traits les plus touchants que l’on connaisse.

Grâce à tant d’amitiés délicates et prévenantes, La Fontaine put passer sa vie exempt de soucis et d’inquiétudes, livré tout entier à ses rêveries, à ses lectures, à la composition de tant de chefs-d’œuvre, qu’il fit comme en se jouant.

La Fontaine publia ses premiers contes, en 1665, pour la duchesse de Bouillon ; les six premiers livres des Fables, en 1668, pour le grand dauphin ; Adonis et Psyché, sur la demande encore de Mme la duchesse de Bouillon (1669) ; de nouveaux livres de contes, en 1671, pour faire plaisir à Mme Ulrich, une de ses dernières passions ; cinq nouveaux livres de fables pour obéir à Fénelon, qui les lui demandait pour le duc de Bourgogne. Nous avons nommé Mme Ulrich, une femme galante un peu sur le retour, qui s’éprit du fabuliste, déjà âgé, et ne trouva d’autre moyen, pour rajeunir sa verve, que de lui inspirer une profonde passion. Tallemant des Réaux donne une liste, plus ou moins fidèle, des femmes qui furent aimées de lui ; elle est assez longue. Entre autres, il rapporte qu’un jour sa femme le surprit en tête à tête galant avec la jeune abbesse de Mouzon, à laquelle La Fontaine a adressé la jolie épître qui commence par ces vers :

Très-révérente mère en Dieu,
Qui révérente n’êtes guère,
Et qui moins encore êtes mère,
On vous adore en certain lieu.
D’où l’on n’ose vous l’aller dire,
Etc. . . . . .

Comment croire, en présence de ces témoignages, que cet homme qui savait si bien charmer les femmes, qui les aima et fut aimé d’elles jusqu’à la dernière heure, fût tel que La Bruyère nous le représente, c’est-à-dire absolument nul dans la conversation et ne sachant faire parler que les arbres, les animaux, les pierres ? Louis Racine dit de son côté : « La Fontaine ne mettait jamais du sien dans la conversation. Mes sœurs, qui, dans leur jeunesse, l’ont souvent vu à table chez mon père, ont rapporté qu’il ne parlait point ou voulait toujours parler de Platon. » Il doit y avoir dans ces jugements et dans ces souvenirs quelque exagération. Du moins est-il vrai que le Bonhomme était distrait et rêveur, au point de paraître entièrement absent.

Les anecdotes concernant sa tenue dans le monde, sa distraction, ses manies, ses naïvetés, sont nombreuses, si nombreuses que l’on pourrait en composer sa biographie, comme un historien a fait une vie de Henri IV avec ses bons mots, ou comme Mascarille voulait mettre en rondeaux toute l’histoire romaine. Nous rapporterons les plus caractéristiques.

Mme de La Sablière, pendant qu’il logeait chez elle, le comptait familièrement au nombre de ses domestiques. Ayant congédié toute sa maison : « Je n’ai gardé, dit-elle, que mes animaux ; mon chien, mon chat et mon La Fontaine. » Le Bonhomme, en effet, allait et venait, mangeait et dormait à ses heures, sans qu’on s’occupât de lui, et c’était le genre de vie qui lui convenait le mieux. Quelques gros financiers, charmés de ses contes et désireux de l’avoir pour hôte, l’invitent un jour à dîner. La Fontaine accepte l’invitation, mange leurs meilleurs plats, boit leurs meilleurs vins, le tout sans dire un mot, puis se lève de table, prétextant qu’il lui faut assister à une séance de l’Académie. On lui fait observer qu’il n’est pas encore l’heure, qu’il arrivera de beaucoup en avance. « Ah ! je prendrai le plus long, » leur répond-il. Et il s’en va, laissant tout le monde fort désappointé. On n’a vu dans ce trait qu’une distraction singulière, un mépris des convenances, excusable seulement chez un homme comme lui. Il y avait, sans doute, aussi bien de la malice. Cette société de gros traitants, qui ne l’invitait que pour jouir de son esprit, lui déplaisait assez pour qu’il ne se mît pas en frais de conversation et qu’il les quittât en leur lançant un trait plutôt cruel que naïf : « Je prendrai le plus long ! j’aime mieux me promener que de rester ici, et converser avec moi-même qu’avec vous. »

Une aventure semblable arriva à Vigneul de Marville, qui l’a plaisamment racontée : « Trois de complot, dit-il, par le moyen d’un quatrième qui avait quelque habitude auprès de cet homme rare, nous l’attirâmes dans un petit coin de la ville, à une maison consacrée aux Muses, où nous lui donnâmes un repas pour jouir de son entretien. Il ne se fit point prier et vint à point-nommé, sur le midi. Point de compliments d’entrée, nulle façon, nulle grimace, nulle contrainte. La Fontaine garda un profond silence ; on ne s’en étonna point parce qu’il avait autre chose à faire qu’à parler. Il mangea comme quatre et but de même. Le repas fini, on commença à souhaiter qu’il parlât, mais il s’endormit. Après trois quarts d’heure de sommeil, il voulut s’excuser sur ce qu’il était fatigué. On lui dit que cela ne demandait pas d’excuse, que tout ce qu’il faisait était bien fait. On s’approcha de lui, on voulut le mettre en humeur et l’obliger à laisser voir son esprit ; mais son esprit ne parut point, et, durant tout le temps qu’il demeura avec nous, il ne nous sembla être qu’une machine sans âme. On le jeta dans un carrosse, où nous lui dîmes adieu pour toujours. » C’est que le Bonhomme était un gourmet, un délicat ; dans ce dîner, s’il ne lit honneur qu’à la bonne chère, c’est que la bonne chère était la seule chose qu’il pût y priser, et que l’esprit des convives n’était pas à l’unisson.

Il n’est pas probable qu’il en usât de la sorte dans la société de Boileau, de Racine et de Molière. Ces quatre grands esprits aimaient à se réunir, à s’entretenir de sujets littéraires, à se soumettre leurs ouvrages, leurs projets, leurs pensées. Quel malheur qu’un Saint-Simon ne se soit pas trouvé là pour écouter aux portes et nous traduire leurs conversations ! La Fontaine nous en a conservé un souvenir dans le début du roman de Psyché, où les quatre amis, sous des noms supposés, dissertent en parcourant les belles allées ombreuses de Versailles. Cette page n’offre, au reste, qu’une esquisse vague, mais témoigne du moins du prix que le Bonhomme, si distrait avec tout le monde, attachait à ces intimes réunions. Nous savons aussi, par le témoignage de Racine et de Boileau, que ces deux grands poètes, dont la langue était plus alerte et plus caustique, se plaisaient à tourmenter La Fontaine sur sa simplicité, sur ce qu’ils appelaient sa lourdeur d’esprit. Mais La Fontaine avait pour défenseur Molière. Un jour qu’on le taquinait outre mesure : « Nos beaux esprits ont beau se trémousser, dit-il, le Bonhomme ira plus loin qu’eux. » Boileau lui-même savait qu’une fois sorti de sa rêverie, le Bonhomme pouvait devenir un jouteur redoutable dans la conversation. Il y avait un moment du repas où il avait l’habitude de dire : « Gare La Fontaine ! »

Ses rêveries continuelles, ses distractions étaient bien connues de tous ceux qui le fréquentaient ; aussi ses contemporains nous ont-ils transmis une foule de traits, dont quelques-uns du plus haut comique. Un des meilleurs est sa rencontre avec son fils. La Fontaine, vivant séparé de sa femme, n’avait jamais revu ce fils depuis son bas âge, et, ce qui est bien conforme à son caractère, ne s’en était pas même informé. Mme de La Sablière l’avait placé entre les mains du premier président de Harlay, qui s’était chargé de son éducation et en avait fait un jeune homme accompli. La Fontaine le rencontra dans le salon d’une personne qui avait voulu lui faire cette petite surprise, conversa quelque temps avec lui et fut charmé de ses bonnes manières. Il témoigna qu’il trouvait à ce jeune homme de l’esprit et du goût. Ou lui apprit alors que c’était son fils. « Ah ! j’en suis bien aise, répondit-il : c’est un garçon fort distingué. » Et il ne s’en occupa point davantage.

La lecture l’absorbait au point de lui faire croire qu’il n’existait rien au delà de l’auteur qui l’occupait. Les sœurs de Louis Racine rapportent qu’à l’époque où il dînait chez elles, il ne parlait que de Platon. C’était Platon qui régnait en ce moment dans son esprit. À une autre époque, ce fut Baruch. Ayant lu quelques versets de ce prophète, dont il ne soupçonnait pas l’existence, il fut tellement saisi d’admiration qu’il n’abordait plus les gens qu’en leur demandant : « Avez-vous lu Baruch ? Lisez Baruch. » Une autre fois, c’était Rabelais qui le préoccupait. Il se trouvait un jour chez Boileau, avec Racine, Despréanx, le docteur en Sorbonne, et quelques autres personnes d’esprit. On parlait de saint Augustin et de ses ouvrages. La Fontaine ne prenait aucune part à la conversation et gardait le silence le plus morne et le plus stupide en apparence. Tout d’un coup, comme se réveillant d’un long sommeil, il se tourna vers l’abbé Boileau et lui dit avec un grand sérieux : « Est-ce que ce saint Augustin dont vous parlez a plus d’esprit que Rabelais, si naïf et si charmant ? » Le docteur, l’ayant considéré du haut en bas, lui dit pour toute réponse : « Prenez garde, monsieur de La Fontaine, vous avez mis un de vos bas à l’envers. » Ce qui était vrai, heureusement pour l’abbé qui, sans cette distraction du Bonhomme, aurait été bien embarrassé de faire une réponse directe. Voici encore un autre trait. Comme il faisait un voyage en coche, arrivé au relais, il descendit, ouvrit un Tite-Live et, s’asseyant sur le long de la route, se mit à lire si attentivement que la voiture partit sans qu’il y prît garde. La nuit vint et La Fontaine, fermant son livre, se demanda comment et à quel propos il se trouvait dans ce petit village qui lui était inconnu. Son voyage, le coche, le relais étaient entièrement sortis de sa mémoire.

La duchesse de Bouillon, qui se rendait en carrosse à Versailles, vit sur la route La Fontaine assis et rêvant sous un arbre. À son retour, elle le trouva au même endroit et dans la même situation ; il ne la vit pas ; il ne voyait rien ; elle respecta sa rêverie. Elle venait de visiter des personnages moins tranquilles et moins distraits ; mais leur activité avait peut-être été inutile ou funeste aux autres et à eux-mêmes. L’immobile La Fontaine avait été heureux, et nous jouissons aujourd’hui, en le lisant, du fruit de sa méditation.

Jamais homme, dit-on, ne fut si crédule, témoin cette anecdote racontée par Brossette : « M. Racine s’entretenait un jour avec La Fontaine sur la puissance absolue des rois. La Fontaine, qui aimait l’indépendance et la liberté, ne pouvait s’accommoder de l’idée que M. Racine lui voulait donner de cette puissance absolue et indéfinie. M. Racine s’appuyait sur l’Écriture, qui parle du choix que le peuple juif voulait faire d’un roi en la personne de Saül, et de l’autorité que ce roi