Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 11, part. 2, Molk-Napo.djvu/408

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Aux regards d’un Cosaque étaler leurs poitrines
          Et s’enivrer de son odeur.
Eh bien ! dans tous ces jours d’abaissement, de peine.
        Pour tous ces outrages sans nom.
Je n’ai jamais chargé qu’un être de ma haine…
        Sois maudit, ô Napoléon !
O Corse à cheveux plats, que ta France était belle
        Au grand soleil de messidor !
C’était une cavale indomptable et rebelle,
        Sans frein d’acier ni rênes d’or ;
Une jument sauvage à la croupe rustique,
        Fumante encor du sang des rois ;
Mais fière, et d’un pied fort heurtant le sol antique,
        Libre pour la première fois :
Jamais aucune main n’avait passé sur elle
        Pour la flétrir et l’outrager ;
Jamais ses larges flancs n’avaient porté la selle
        Et le harnais de l’étranger ;
Tout son poil reluisait, et, belle vagabonde,
        L’œil haut, la croupe en mouvement,
Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde
        Du bruit de son hennissement.
Tu parus, et sitôt que tu vis son allure,
        Ses reins si souples et dispos,
Centaure impétueux, tu pris sa chevelure,
        Tu montas botté sur son dos.
Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre,
        La poudre, les tambours battants,
Pour champ de course, alors, tu lui donnas la terre
        Et des combats pour passe-temps :
Alors plus de repos, plus de nuits, plus de sommes ;
        Toujours l’air, toujours le travail,
Toujours comme du sable écraser des corps d’hommes,
        Toujours du sang jusqu’au poitrail ;
Quinze ans son dur sabot, dans sa course rapide,
        Broya des générations ;
Quinze ans elle passa, fumante, à toute bride,
        Sur le ventre des nations.
Enfin, lasse d’aller sans finir sa carrière,
        D’aller sans user son chemin,
De pétrir l’univers et, comme une poussière,
        De soulever le genre humain ;
Les jarrets épuisés, haletante et sans force,
        Près de fléchir à chaque pas,
Elle demanda grâce à son cavalier corse ;
        Mais, bourreau, tu n’écoutas pas !
Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse
        Pour étouffer ses cris ardents,
Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse,
        De fureur tu brisas ses dents ;
Elle se releva : mais un jour de bataille.
        Ne pouvant plus mordre ses freins,
Mourante, elle tomba sur un lit de mitraille,
        Et du coup te cassa les reins.
Maintenant tu renais de ta chute profonde ;
        Pareil à l’aigle radieux,
Tu reprends ton essor pour dominer le monde,
        Ton image remonte aux cieux.
Napoléon n’est plus ce voleur de couronne.
        Cet usurpateur effronté,
Qui serra sans pitié, sous les coussins du trône,
        La gorge de la Liberté ;
Ce triste et vieux forçat de la Sainte-Alliance
        Qui mourut sur un noir rocher,
Traînant comme un boulet l’image de la France
        Sous le bâton de l’étranger ;
Non, non, Napoléon n’est plus souillé de fanges ;
        Grâce aux flatteurs mélodieux.
Aux poètes menteurs, aux sonneurs de louanges,
        César est mis au rang des dieux.
Son image reluit à toutes les murailles ;
        Son nom, dans tous les carrefours,
Résonne incessamment, comme au fort des batailles
        Il résonnait sur les tambours.
Puis de ces hauts quartiers, où le peuple foisonne,
        Paris, comme un vieux pèlerin,
Redescend tous les jours au pied de la colonne
        Abaisser son front souverain.
Et là, les bras chargés de palmes éphémères,
        Inondant de bouquets de fleurs
Ce bronze que jamais ne regardent les mères,
        Ce bronze grandi sous leurs pleurs ;
En veste d’ouvrier, dans son ivresse folle,
        Au bruit du fifre et du clairon,
Paris, d’un pied joyeux, danse la Carmagnole
        Autour du grand Napoléon.

Auguste Barbier. L’Idole, 1831.

SES ACTES JUGÉS PAR LE SÉNAT.

« Le Sénat conservateur,

« Considérant que dans une monarchie constitutionnelle le monarque n’existe qu’en vertu de la constitution ou du pacte social,

« Que Napoléon Bonaparte, pendant quelque temps d’un gouvernement ferme et prudent, avait donné à la nation des sujets de compter pour l’avenir sur des actes de sagesse et de justice ; mais qu’ensuite il a déchiré le pacte qui l’unissait au peuple français, notamment en levant des impôts, en établissant des taxes autrement qu’en vertu de la loi, contre la teneur expresse du serment qu’il avait prêté à son avènement au trône, conformément à l’article 53 de l’acte des constitutions du 28 floréal an XII ;

« Qu’il a commis cet attentat aux droits du peuple lors même qu’il venait d’ajourner, sans nécessité, le Corps législatif, et de faire supprimer comme criminel un rapport de ce corps auquel il contestait son titre et sa part à la représentation nationale ;

« Qu’il a entrepris une suite de guerres en violation de l’article 50 de l’acte des constitutions du 22 frimaire an VIII, qui veut que la déclaration de guerre soit proposée, discutée, décrétée et promulguée comme des lois ;

« Qu’il a inconstitutionnellement rendu plusieurs décrets portant peine de mort, nommément les deux décrets du 5 mars dernier, tendant à faire considérer comme nationale une guerre qui n’avait lieu que dans l’intérêt de son ambition démesurée ;

« Qu’il a violé les lois constitutionnelles par ses décrets sur les prisons d’État ;

« Qu’il a anéanti la responsabilité des ministres, confondu tous les pouvoirs et détruit l’indépendance des corps judiciaires ;

« Considérant que la liberté de la presse, établie et consacrée comme l’un des droits de la nation, a été constamment soumise à la censure arbitraire de sa police, et qu’en même temps il s’est toujours servi de la presse pour remplir la France et l’Europe de faits controuvés, de maximes fausses, de doctrines favorables au despotisme et d’outrages contre les gouvernements étrangers ;

« Que des actes et rapports entendus par le Sénat ont subi des altérations dans la publication qui en a été faite ;

« Considérant qu’au lieu de régner dans la seule vue de l’intérêt et de la gloire du peuple français, aux termes de son serment, Napoléon a mis le comble aux malheurs de la patrie par son refus de traiter à des conditions que l’intérêt national obligeait d’accepter et qui ne compromettaient pas l’honneur français ;

« Par l’abus qu’il a fait de tous les moyens qu’on lui a confiés en hommes et en argent ;

« Par l’abandon des blessés sans pansements, sans secours, sans subsistances ;

« Par différentes mesures dont les suites étaient la ruine des villes, la dépopulation des campagnes, la famine et les maladies contagieuses ;

« Considérant que, par toutes ces causes, le gouvernement impérial, établi par le sénatus-consulte du 28 floréal an XII, a cessé d’exister et que le vœu manifeste de tous les Français appelle un ordre de choses dont le premier résultat soit le rétablissement de la paix générale, et qui soit aussi l’époque d’une réconciliation solennelle entre tous les États de la grande famille européenne ;

« Le Sénat déclare et décrète ce qui suit :

« Art. 1er. Napoléon Bonaparte est déchu du trône et le droit d’hérédité dans sa famille est aboli.

« Art. 2. Le peuple français et l’armée sont déliés du serment de fidélité envers Napoléon Bonaparte. »

(Décret de déchéance prononcé par le Sénat, 3 avril 1814.)

CONCLUSION.

Napoléon a parcouru toute l’Europe l’épée à la main : suivant ses propres expressions, il a fait voler son aigle sur les clochers de toutes les capitales du continent. Eh bien ! de tant de batailles gagnées, de tant de villes prises d’assaut, de tant de royaumes maniés et remaniés, qu’est-il resté ? Rien de tout ce que Napoléon avait cherché à établir, rien de ce qu’il croyait pouvoir rendre durable.

Transportons-nous au mois de septembre 1814. Nous sommes au congrès de Vienne. Voici l’empereur de Russie, voici le roi de Prusse, voici l’empereur d’Autriche, et à leur suite une foule innombrable et confuse de petits rois, de princes, de ducs, d’ambassadeurs, de généraux, de savants. Qu’est-ce que ceci ? Un congrès. Que fait ce congrès ?

Demandez au prince de Ligne. Il ne marche pas, il danse. En effet, ce ne sont que fêtes splendides, fêtes de jour, fêtes de nuit, bals, galas, joutes militaires, spectacles, que sais-je ? tout ce dont s’amuse la vanité des hommes, tout ce qui les étourdit sur leurs douleurs, tout ce qui leur fait illusion sur leur petitesse. Quant aux occupations qui remplissent les journées de tant de souverains assemblés, elles sont très-variées et très-agréables. L’empereur Alexandre va s’agenouiller, à côté de Mme de Krudner, au pied des oratoires, mêlant ainsi des amours profanes à de mystiques ardeurs. Le roi de Wurtemberg fait la cour à une princesse russe. Le roi de Danemark se répand en grosses bouffonneries qui désarment la gravité de ses augustes confrères. Les galanteries militaires de lord Castlereagh se croisent avec les galanteries mesquines de M. de Metternich…

Que vous dirai-je encore ?… Ah ! j’oubliais : entre autres passe-temps, ces messieurs se donnent celui de mettre en lambeaux l’empire de Napoléon. Si bien que c’est au milieu des concerts, des bals, des mascarades, des folles bouffées de la joie, que tombe, pierre à pierre, cet immense édifice qui a coûté des fleuves de sang répandu et près d’un million d’hommes tués ! Que vous semble de ce rapprochement ? Quand la fortune se mêle de donner des leçons à l’orgueil humain, elle les donne terribles, n’est-ce pas ?

Du reste, l’œuvre de ce trop fameux congrès de Vienne fut complète. Il fit table rase de toutes les conquêtes de Napoléon.

En 1805, Napoléon avait détourné sur l’Autriche les coups qu’il préparait à l’Angleterre. Le vieil empire germanique était resté sur le champ de bataille d’Austerlitz, et Napoléon avait créé la confédération du Rhin, dont il s’était fait le protecteur suprême.

Eh bien, au congrès de Vienne, la confédération du Rhin fut anéantie ; elle fut remplacée par une confédération nouvelle, par rétablissement d’une diète dont l’Autriche obtint la présidence, et qui fait rentrer aujourd’hui dans leur ancienne condition de dépendance les princes que la paix de Presbourg avait émancipés.

En 1806 et 1807, Napoléon avait voulu faire descendre la Prusse au rang de puissance de second ordre. Vainqueur, à Iéna, des vieilles bandes de Frédéric, vainqueur des Russes à Friedland, il avait coupé en deux, à Tilsitt, la monarchie prussienne. Qui aurait jamais pu croire que cette monarchie se relèverait, après avoir perdu le duché de Magdebourg, le comté de la Marche, les principautés d’Halberstadt, d’Hildesheim, d’Eichfeld, de Munster, d’Ost-Frise, les abbayes d’Essen, d’Elten, de Werden, et, à l’est de l’Elbe, le cercle de Koltbres, la Prusse méridionale, la nouvelle Prusse orientale, etc. ?

Eh bien, au congrès de Vienne, non-seulement la Prusse fut relevée, agrandie, mais elle gagna plus qu’aucune autre puissance au partage des dépouilles de l’Empire, et ce fut son représentant, le prince de Hardenberg, qui joua dans cette réunion de rois et de princes le rôle le plus important.

En 1809, rappelé en Allemagne par l’hostilité de l’Autriche, que venait de séduire encore une fois l’or des Anglais, Napoléon avait voulu laisser sur la monarchie autrichienne des traces ineffaçables de sa colère. Vainqueur à Wagram comme partout, il avait enlevé à l’Autriche, par la paix de Schœnbrunn, la Gallicie occidentale, le rayon de Cracovie, la Dalmatie hongroise, le cercle de Zamosc, la Carniole, le Frioul autrichien, le territoire de Trieste, la haute Carinthie, Salzbourg, Berchtolsgaden, etc. Quel terrible usage de la victoire !

Eh bien, au congrès de Vienne, l’Autriche demanda et obtint plus que ne lui avait promis le traité de Tœplitz ; ce fut trop peu pour son ambition de tout le pays situé entre le Pô, le Tessin et le lac Majeur, et elle acquit, par un singulier retour de la fortune, une population qui excédait de près de deux millions d’âmes celle qui, en 1805, reconnaissait ses lois.

Je pourrais pousser plus loin cette démonstration historique. Mais qui ne sait tout cela ? Qui ne se rappelle en frémissant avec quelle foudroyante rapidité la France se vit enlever toutes ses conquêtes, et fut refoulée loin des bords du Rhin, dont elle avait si longtemps dominé le cours ? Les Pays-Bas, dont l’empereur voulait faire un poste militaire contre l’Angleterre, devenant contre la France un poste de débarquement à l’usage des Anglais ; le royaume de Sardaigne créé, fortifié, pour servir de rempart à l’Italie contre l’invasion française ; toutes les couronnes qu’avait distribuées la main de Napoléon, tombant l’une après l’autre des fronts qui les portaient ; nos millions servant à nouer autour de nous une ceinture de places fortes occupées par nos ennemis ; nos propres places démantelées ou passant sous le joug… Voilà où devaient aboutir les efforts les plus gigantesques qu’ait jamais tentés une grande nation conduite au combat par un grand capitaine.

Et ce sont des pygmées qui renversent l’œuvre du géant ! Quoi qu’en aient dit les étrangers, qui avaient besoin de lui créer une grande influence pour mieux profiter de ses trahisons, M. de Talleyrand n’était qu’un homme médiocre ; M. de Metternich n’a jamais eu que de l’esprit et la science vulgaire de l’intrigue. Qu’était-ce que cet empereur Alexandre, qui prit une part si active au congrès de Vienne ? Un esprit superstitieux et faible, une âme dévorée de tristesse et livrée à tous les vagues tourments de l’illuminisme. Lord Castlereagh, le diplomate anglais, était d’une ignorance telle qu’on le surprit, à Vienne, entièrement étranger aux premières notions de la géographie. Voilà de quels hommes la fortune se servit pour mettre en pièces le sceptre du nouveau Charlemagne ! Oh ! que Pascal disait une chose vraie et profonde quand il s’écriait : « L’homme est suspendu entre deux abîmes, entre le néant et l’infini ! »

Ainsi, de tout ce que Napoléon a cru établir, rien n’est resté ; de tout ce qu’il a jugé durable, rien n’a duré. Ce qui reste de lui, c’est précisément ce qu’il ne voulait pas faire, ou, même, ce qu’il aurait voulu empêcher.

Prenons l’Allemagne pour exemple. Napoléon cherche à la mettre sous la dépendance de l’empire français. Pour cela, que fait-il ? Il déchire la vieille pourpre des Othon, et la confédération du Rhin est créée. Mais, pour que les princes confédérés sous la protection de Napoléon puissent se maintenir contre ce qui restait encore de l’empire germanique, il fallait qu’ils exerçassent sur leurs sujets, nobles ou plébéiens, une autorité directe et souveraine ; il fallait, par conséquent, que, dans les pays de la confédération du Rhin, les seigneurs cessassent de relever immédiatement de l’empire germanique. De là les articles 24 et 25 de l’acte de confédération, qui enlèvent aux seigneurs allemands toute suprématie territoriale et politique.

Voilà donc la féodalité allemande frappée au cœur. Ce n’est pas tout ; le régime féodal, en tombant, ouvre accès au régime représentatif. C’est en vain que le congrès de Vienne essaye d’inaugurer dans l’Allemagne remaniée le principe du despotisme ; peu à peu nous voyons tous les petits États qui relèvent de la Diète demander à grands cris des chambres représentatives. Il faut céder à cette voix du siècle ; il faut adopter cette conséquence suprême de la féodalité allemande anéantie. Les deux puissances despotiques qui se partagent l’autorité décisive de la diète, l’Autriche et la Prusse, s’efforcent de lutter contre l’esprit nouveau. Efforts inutiles ! L’esprit nouveau triomphe ; le principe électif s’est installé dans plusieurs États allemands, et une lutte sourde, une lutte redoutable reste engagée entre ce principe, représenté par les chambres constitutionnelles, et le principe despotique, représenté par la Prusse unie à l’Autriche.

Demanderez-vous, maintenant, ce que Napoléon a fait en Allemagne ? Il a fait passer son cheval dans les rues où avait été célébrée, sous Frédéric le Grand, la funeste journée de Rosbach. Qu’est-ce que cela ? En 1815, les Prussiens se sont rangés en bataille sur la place du Carrousel.

Il a trôné à Vienne : qu’importe ? l’empereur d’Autriche a signé plus tard la sentence fatale qui l’envoyait mourir à Sainte-Hélène. Il a partagé l’Allemagne avec son épée, donnant une couronne à celui-ci, enlevant une couronne à celui-là. C’est peu de chose en vérité, si l’on se rappelle que la carte politique de l’Allemagne a été, depuis, entièrement remaniée.

Qu’a donc fait Napoléon en Allemagne ? ce qu’il n’avait pas songé à y faire : il y a fondé la démocratie.

Mais c’est en Espagne surtout que paraissent ces jeux de la fortune qui ont si singulièrement donné le change au génie de Napoléon.

Vous souvient-il de ces paroles sévères de Chateaubriand : « Il n’est pas besoin de monter sur des tréteaux et de se déguiser en histrion lorsqu’on est tout-puissant et qu’on n a pas de parterre à tromper ; rien ne sied moins à la force que l’intrigue. Napoléon n’était point en péril, il pouvait être franchement injuste ; il ne lui en aurait pas plus coûté de prendre l’Espagne que de la voler ? »

Il essaya de la voler, cependant, et il le fallait pour l’accomplissement de ces desseins suprêmes que Napoléon servit sans les comprendre. L’Espagne se leva indignée, frémissante. La haine universelle qu’alluma le guet-apens de Bayonne fut le lien mystérieux qui rapprocha tant de provinces désunies. C’était l’ancien fédéralisme qui succombait. Quel prodigieux enchaînement de faits ! Partout où cet homme étonnant se présente, sa présence porte atteinte à un mauvais principe. Et ce n’est pas sa volonté qui opère ces merveilles ; elles résultent au contraire de la nécessité de résister à ses vues envahissantes, à ses passions, tantôt sublimes, tantôt vulgaires !

Depuis le règne de Philippe II jusqu’à celui de Philippe V, les cortès d’Espagne s’étaient montrées muettes ou avilies. Depuis Philippe V jusqu’à l’invasion de la Péninsule par Napoléon, les cortès avaient à peine donné signe de vie. On les avait dérisoirement consultées lors du couronnement de Ferdinand VI, de la jura de Charles III comme prince des Asturies, de celle de Ferdinand VII ; on eût dit d’une institution irrévocablement frappée de mort. Mais Napoléon entre en Espagne : tout change de face. Les juntes de défense et de désarmement s’improvisent ; bientôt elles se fondent dans une junte centrale qui, au milieu des dangers de la guerre, déploie toute la majesté du sénat romain. Poursuivie de poste en poste par l’ennemi victorieux, cette junte lègue ses pouvoirs à des cortès générales, issues, à peu de chose près, du suffrage universel, et ce qui reste en Espagne de l’invasion des Français, c’est la constitution démocratique de 1812, constitution qui plus tard sera méconnue, violée par un roi parjure, mais servira de drapeau à toutes les révolutions de l’Espagne moderne !

Pour suivre jusqu’au bout le développement de la même idée, je pourrais montrer Napoléon jetant en Égypte les fondements d’une société nouvelle, et préparant l’Italie, par l’unité des lois civiles, à l’unité du gouvernement. Mais ces détails m’entraîneraient trop loin. Je crois en avoir dit assez pour prouver que Napoléon n’a rien laissé de ce qu’il voulait établir, et a laissé beaucoup de choses qu’il n’eut jamais l’intention de fonder. Napoléon était donc l’homme de la fatalité par excellence ; il le savait bien lui-même. Il portait dans son cœur je ne sais quelle voix pénétrante qui l’avertissait de toutes les phases de cette fortune si éclatante et si diverse. On a remarqué que, dans ses premières campagnes, il n’avait jamais songé, en marchant au combat, à s’assurer quelques moyens de retraite en cas de revers. Sa confiance en lui-même était immense alors, presque aussi grande que son génie. Mais elle alla s’affaiblissant de jour en jour, à mesure qu’il avançait dans sa carrière.

Qu’on l’étudie pendant les Cent-Jours : son front est devenu soucieux ; il passe une revue au Champ de Mars, et il s’en retourne tout effrayé de la vue de ce peuple, qui pourtant l’idolâtre. Son génie hésite devant la franchise toute républicaine de Carnot ; sa volonté plie devant les artifices connus de Fouché ; il a peur du bavardage de quelques bourgeois, lui qui, au 18 brumaire, faisait sauter la représentation nationale par les fenêtres, et il s’en va répétant avec amertume : « On ne reconnaît plus le vieux bras de l’empereur. »

Pourquoi cette mélancolie si profonde ? Pourquoi ce balancement d’idées si imprévu ? Ne s’était-il pas vu entouré de plus grands périls ? et la France, reconquise en vingt jours, ne devait-elle pas lui fournir une preuve suffisante de l’ascendant miraculeux qu’il exerçait sur la nation ? Ce n’était pas d’ailleurs son génie qui l’abandonnait : jamais il