Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 2, part. 1, B-Bd.djvu/141

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

zac cherche à établir une parenté entre sa Peau de chagrin et Candide. On verra plus loin combien sont fragiles les liens qui unissent les deux œuvres.

Sans tenir compte, pour le moment, des classifications que Balzac a imaginées après coup pour ses ouvrages, nous en donnerons ici la liste, en suivant l’ordre chronologique de leur composition, aussi exactement que cela est possible ; car lui‑même a souvent oublié de les dater et il a maintes fois changé ses titres. Suivant sa sœur, Mme Surville, il a publié, de 1827 à 1848, 97 ouvrages formant 10, 816 pages de l’édition compacte de la Comédie humaine, triplant au moins celles des in‑8° ordinaires de la librairie. Nous rappelons ici qu’on trouvera dans ce Dictionnaire l’analyse des principaux de ces romans. V. GRANDET ; FEMME DE TRENTE ANS ; PHYSIOLOGIE DU MARIAGE ; PARENTS PAUVRES, etc.

Voici cette liste, dont nous exceptons naturellement les ouvrages que nous avons cités plus haut :

1830. La Vendetta, une Double famille, Étude de femme, Gobseck, Autre étude de femme, la Grande Bretèche, Adieu, l'Élixir de longue vie, Sarrasine.
1831. Madame Firmiani, le Réquisitionnaire, l’Auberge rouge, Maitre Cornélius, les Proscrits, un Épisode sous la Terreur, Jésus‑ Christ en Flandre.
1832. Le Martyr calviniste, le Message, le Chef-d’œuvre inconnu, le Colonel Chabert, le Curé de Tours, la Bourse, Louis Lambert, la Femme abandonnée, la Grenadière, l’Illustre Gaudissart, la Mazana, Une passion dans le désert, les Cent Contes drolatiques (1er dixain), Deux contes bruns.
1833. Le Médecin de campagne, Ferragus, Eugénie Grandet, Séraphita, les Employés, les cent Contes drôlatiques (2e dixain).
1834. La Duchesse de Langeais, le Père Goriot, la Recherche de l’absolu, un Drame au bord de la mer.
1835. La Fille aux yeux d’or, le Contrat de mariage, Melmoth réconcilié, Un grand homme de province (Illusions perdues), la Femme de trente ans (la fin en 1842), le Lis dans la vallée.
1836. L’Enfant maudit, la Messe de l’athée, Facino Cane, la Vieille fille.
1837. Le Curé de village, Gambara, le Cabinet des antiques, César Birotteau, les Cent Contes drolatiques (3e dixain), la Filandière
1838. Une fille d’Eve, les Secrets de la princesse de Cadignan, Mercadet (pièce de théâtre).
1839. Pierre Grassou, un Prince de la Bohême, Massimilia Doni, la Paix du ménage, Pierrette, Traité sur les excitants modernes, Vautrin (drame).
1840. Z. Marcas, les Ressourees de Quinola (comédie), la Revue parisienne.
1841. Mémoires de deux jeunes mariées, Ursule Mirouet, une Ténébreuse affaire, Béatrix ; Physiologie du rentier.
1842. La Fausse maitresse, Albert Savarus, un Début dans la vie, un Ménage de garçon, Paméla Girard (pièce de théâtre).
1843. La Muse du département, Honorine, Eve et David (fin des Illusions perdues), Splendeur et misère des courtisanes (1re partie), Monographie de la presse parisienne.
1844. Modeste Mignon, Gaudissart II, Petits mystères de la vie conjugale, Philosophie de la vie conjugale, Paris marié.
1845. Les Paysans (1re partie), Esquisse d’homme d’affaires, les Comédiens sans le savoir, l’Envers de l’histoire contemporaine, le Curé de village (fin).
1846. Splendeurs et misères des courtisanes (2e partie), Dernière incarnation de Vautrin, le Député d’Arcis, Étude sur Stendhal (Henri Beyle).
1847. Les Parents pauvres, la Théorie de la démarche, la Marâtre (drame).

Il faut ajouter à cette longue nomenclature quelques autres ouvrages, ainsi qu’un certain nombre d’articles et de travaux divers publiés dans les, journaux et revues, sans parler des nombreuses réclames, bien entendu non signées.

Quoique beaucoup de ces écrits ne soient que de simples nouvelles, d’un mérite fort inégal, on n’en est pas moins surpris d’une telle fécondité, rapprochée, nous le répétons, des procédés pénibles de composition que l’on connaît.

Le moment lumineux de la carrière de Balzac, et qui marque en quelque sorte la floraison de son génie, c’est l’époque où il publia les nouvelles et romans qu’il a classés en Scènes de la vie privée et Scènes de la vie de province. On peut voir ces classifications dans la Comédie Humaine, avec d’autres auxquelles, dans l’origine, il n’avait sans doute pas songé. Les principaux de ces tableaux de genre sont : la Femme abandonnée ; la Femme de Trente ans, la Grenadière, les Célibataires, le Lis dans la vallée, la Vieille Fille, etc., au premier rang, Eugénie Grandet. Nous savons que, plus tard, il éprouvait une espèce de dépit de s’entendre toujours appeler l’auteur d’Eugénie Grandet. Cependant, malgré ses illusions sur ses autres créations, on peut dire que cette œuvre est une des plus remarquables qui soient sorties de sa plume. Ces nouvelles, qui fondèrent sa réputation, la soutiendront dans l’avenir, quand ses grandes compositions seront oubliées.

Balzac était peintre, peintre de mœurs surtout ; il avait un sentiment très‑ fin de la vie privée, des mœurs bourgeoises, des réalités vulgaires de l’existence, des scènes d’intérieur, des petites misères et des trivialités ; sous ce rapport, sa faculté d’observation, servie par sa vaste mémoire, lui fournit des effets d’une réalité saisissante. Quand il trace un portrait, on dirait que le modèle pose devant lui. Il avait le don singulier de vivre ses personnages, de s’incarner en eux ; c’est ce qui leur donne tant d’idéalité, quelque étranges et quelque invraisemblables qu’ils soient. On en peut dire autant de ses descriptions. Il a le talent de, les colorer, de les animer, de leur donner en quelque sorte une physionomie ; il vous intéresse à un ameublement, à une tenture somptueuse ou fanée, à une allée de jardin, à la façade d’une auberge, à une vieille maison de province, à un intérieur de courtisane ou de vieux célibataire, de palais ou d’hôtel garni, de femme à la mode ou de vieille fille, d’étudiant ou d’usurier, de savant ou de bourgeois enrichi. Mais, s’il a un vif sentiment de la réalité, s’il sait en faire saillir les plus minces détails, trop souvent aussi il tombe dans la puérilité et les infiniment petits, dans les excès descriptifs les plus fatigants. Quand il s’égare, et, en ce genre, il s’égare souvent, il ne vous fait grâce ni d’une ride, ni d’une verrue, ni d’un clignement d’yeux, ni d’un pli de rideau, ni d’un clou de fauteuil, ni d’un grain de poussière, ni d’un feston, ni d’un astragale. Ses descriptions ne sont plus alors que des inventaires, et le coloriste se transforme en commissaire‑ priseur. Ces défauts ne firent que s’exagérer avec le temps. Ainsi, dans ses premières Scènes de la vie privée, il esquisse souvent, en quelques coups de pinceau, des portraits brillants, énergiquement vrais, comme celui du père Grandet, tracé en pied, vivant et complet, en une seule page. Plus tard, il lui en faudra six ou huit pour décrire une physionomie. Enfin, dans sa dernière manière, il arrive à des exagérations inouïes de prolixité ; dans Béatrix, par exemple, plus de cent pages sont consacrées à la description de la ville de Guérande, de la maison du Guénic et aux portraits du baron, de sa femme, de leurs domestiques, de leurs amis, de leurs aïeux, etc.

En même temps, il tombait de plus en plus dans la vulgarité, noyant l’action dans les détails, et se complaisant à reproduire les plus puérils et les plus choquants, parfois même les plus repoussants. Le prétexte de copier la réalité ne nous semble pas justifier ce flux de minuties sans intérêt. Il est évident que, dans une œuvre littéraire, comme dans un tableau, il ne faut pas abuser de l’accessoire ni donner la première place aux meubles et aux décorations. Quand cette manie d’observations microscopiques s’exerce sur le caractère et sur les mœurs des personnages, elle peut encore se justifier en une certaine mesure, et l’on pardonnera à un auteur d’être quelquefois ennuyeux, s’il est souvent ingénieux et vrai ; mais quand il s’agit des choses matérielles, ce n’est pas se montrer trop exigeant que de désirer un peu de sobriété. Il y a dans la réalité mille choses dont la reproduction est sans utilité comme sans intérêt, et beaucoup d’autres aussi qu’il est inconvenant de décrire. Et l’on sait si Balzac, sous ce rapport, a ménagé ses lecteurs.

Nous savons que l’école réaliste, dans ses affectations d’observation minutieuse et photographique, prétend retrouver l’homme, son caractère et ses passions, dans un geste, une intonation de voix, un nœud de cravate., une mèche de cheveux, un pli de l’orteil, et mille autres misères qui sont le plus souvent des accidents du hasard. La convention joue certainement un grand rôle dans les théories de ces prétendus réalistes. Quoi qu’ils en aient, ce sont en définitive des hommes d’imagination, des poëtes (qu’ils ne prennent point cela pour une injure). Balzac, pesant devant le grand statuaire David (d’Angers), lui disait, avec cette infatuation phénoménale qui lui était propre, avec cette ivresse du Moi, qui dans su bouche, avait plusieurs syllabes : « Surtout, étudiez mon nez ; mon nez, c’est tout un monde  !. » Étonnante illusion  ! son nez était fort laid, plus que vulgaire, carré du bout, un peu renflé du milieu et partagé en deux lobes soufflés et bossués, un vrai nez de fantoche et de grotesque. Nous ne faisons cette observation puérile, qu’on le croie bien, que pour montrer l’inanité du système. Si l’on se condamnait à ne juger que par les détails extérieurs et matériels, on s’égarerait le plus souvent dans l’arbitraire et la fantaisie. Il est étonnant qu’on soit obligé de dire cela aux théoriciens qui se posent en observateurs jurés et patentés de la nature vraie et non idéalisée, que trop souvent eux mêmes ils idéalisent en laid. Il est certain que, si l’on jugeait Balzac d’après les procédés de parti pris qu’il emploie lui‑même, on le jugerait fort injustement et fort mal. Voyez ses bons portraits, celui de Louis Boulanger, qui est le meilleur, ôtez de ce visage l’éclat extraordinaire des yeux, pourquoi n’en conviendrions-nous pas, que restera‑ t‑ il ? La trogne vulgaire d’un moine ou d’un chantre. Et cette pose théâtrale, et ce costume de moine, et ce ventre rabelaisien, et tous ces indices de sensualité, et toute cette bouffissure de vanité bourgeoise  ! Qui reconnaîtrait là l’auteur du Lis dans la vallée ou de Séraphita ?

La réalité brutale, observée sommairement avec l’œil microscopique du peintre, qui, le plus souvent, ne réfléchit que la surface matérielle, comme l’objectif du photographe, peut donc ne pas être toujours vraie, dans le sens philosophique du mot. L’homme n’est pas seulement une série de détails ; c’est un ensemble, une synthèse, comme disent les métaphysiciens : On ne peut le juger sérieusement par la séparation des éléments, l’émiettement, à la manière des analyses chimiques. Tel homme, que l’on condamnera sur sa caricature, aura des parties exquises qui échapperont à l’artiste exclusif, trop grossièrement occupé de la forme, et qui ne frapperont que le moraliste et le philosophe.

Pour conclure sur ce point, nous dirons que Balzac ne nous semble pas un observateur aussi profond qu’on se plaît à le répéter : l’observateur reproduit, le créateur invente ; l’observateur retrace, l’idéaliste crée, et Balzac a plutôt créé qu’il n’a observé. Il a beau affirmer lui‑même, avec une puérile emphase, qu’il a créé des milliers de types, nous ne trouvons guère, dans ses œuvres, de figures qui méritent ce nom. Des types réels, on les compte chez les plus grands écrivains. Saint‑ Preux de Jean-Jacques, Pangloss de Voltaire, Brid’oie de Rabelais, Faust de Goethe, Lovelace de Richardson, l’Antiquaire de W. Scott, et quelques autres encore. Avec Balzac, nous en avons une armée  ; mais ces prétendus grognards sont à peine des conscrits ; car, où sont‑ils donc ces héros ? Est‑ ce Vautrin ou Rastignac, Mme Marneffe ou le baron Hulot, la cousine Bette ou Ferragus, de Marsay ou Quinola, Mercadet ou Modeste Mignon ? Bien loin de voir des types dans ces personnages et dans la plupart de ceux de la Comédie Humaine, nous trouvons même qu’ils ne sont point vrais ; leur prétendu réalisme est une chimère. Vautrin est un forçat légendaire qui, comme les héros des plus vulgaires romans, commande à l’impossible, dirige les événements, lit à travers les murailles et saute par‑dessus les moulins. Rastignac est un ignoble polisson sans caractère et sans physionomie. Le père Goriot est un maniaque sans dignité, qui représente assez misérablement la grande figure de la paternité. Quinola est une plate imitation de Figaro. Nucingen est un pensif à la manière de ceux de Paul de Kock, mais moins sincèrement naïf. Mme de Mortsauf, malgré quelques belles parties, est un ange un peu douteux, dont le mysticisme quintessencié fatigue par son affectation, et qu’on n’est nullement étonné de voir retomber, vers la fin, dans les accès d’un sensualisme maladif. Hulot, les Marneffe et vingt autres suintent le vice, à faire rejeter le livre avec dégoût. Si c’est là ce qu’on nomme des types, il serait bien facile, en vérité, d’en trouver des milliers dans la littérature courante. Ce ne sont pas plus là des types qu’un puceron n’est une originalité sur une rose.

On l’a dit depuis longtemps, les œuvres d’imagination vivent surtout par le style. Or, le style de Balzac ne se ressent‑ il pas trop souvent des laborieux procédés de composition que l’on connaît ? À côté de pages nettes, fermes et précises, ne rencontre‑t‑on pas de nombreuses parties où la prolixité habituelle dégénère en flux, et où l’idée est noyée dans une phraséologie prétentieusement alambiquée, incorrecte et bariolée, à l’aventure, de termes et d’images empruntés à la médecine et aux sciences ? Il nous parlera des projections fluides des regards qui servent à toucher la peau suave d’une femme ; — de l’acutesse des passions ; — de l’atmosphère de Paris, où tourbillonne un simoun qui enlève les cœurs ; — de la lente action du sirocco de l’atmosphère provinciale ; — de la raison coefficiente des évènements ; — de la mnémotechnie pécuniaire ; — de phrases jetées en avant par les tuyaux capillaires du grand conciliabule femelle ; — d’un enfant (Louis Lambert) dont il partageait l’idiosyncrasie ; — d’idées dévorantes distillées par un front chauve ; — d’un amant qui enveloppe sa maîtresse dans la ouate de ses attentions  ; — des avortements où le frai du, génie encombre une grève aride ; — des landes philosophiques de l’incrédulité ; — des marais de l’espérance ou de l’incertitude ; — des souterrains ruinés par le malheur et qui sonnent creux dans la vie intime ; ‑ d’une ville qui est troublée dans tous ses viscères publics et domestiques ; — de l’éblouissante fascination et de la pâleur mate du son ; — de paroles échevelées ou constellées ; — d’impressions fertiles et touffues ; — des chaudes inflexions de la voix, de regards aigres etc., etc. On pourrait citer une multitude de phrases de cette nature, où l’affèterie le dispute au pathos et où les enluminures à la Scudéry se marient aux bouffissures à la Cyrano. Qui comprendrait, par exemple, ce que signifie le passage suivant : « Wilfrid arrivait chez Séraphin pour dire sa vie, pour peindre la grandeur de son âme par la grandeur de ses fautes, pour montrer les ruines de ses déserts ; mais, quand il se trouvait dans la zone embrassée par ces yeux, dont le scintillant azur ne rencontrait point de bornes en avant et n’en offrait aucune en arrière, il redevenait calme et soumis comme le lion qui, lancé sur sa proie dans une plaine d’Afrique, reçoit sur l’aile des vents un message d’amour, et s’arrête. Il s’ouvrait un abîme où tombaient les paroles de son délire. » Et cette image, à propos d’un vieux domestique en enfance : « Wilfrid se fia sur sa perspicacité pour découvrir les parcelles de vérités que roulerait le serviteur dans le torrent de ses divagations. » Et ce début du Lis dans la vallée : « À quel talent nourri de larmes devrons‑nous un jour la plus émouvante élégie, la peinture des pâtiments subis en silence par les âmes dont les racines, tendres encore, ne rencontrent que de durs cailloux dans le sol domestique, dont les premières frondaisons sont déchirées par des mains haineuses ?… »

Ce dernier ouvrage, qui fit tant de bruit, est rempli de passages analogues, d’images discordantes, d’alliances de mots impossibles, il est écrit dans une langue surchargée d’expressions bizarres, de formules soi-disant scientifiques, bigarrée de couleurs criardes, et qui dérive en ligne directe du jargon des précieuses.

En résumé, si Balzac est souvent un peintre minutieux et pittoresque, un conteur plein de verve et d’imagination, il traduit rarement sa pensée sous une forme nette et pure, en phrases correctes et précises, en termes pro pres, en expressions simples et justes. Le goût, la sobriété, la mesure, lui font égale ment défaut ; et, bien qu’il eût la prétention d’enrichir la langue française, de faire l’aumône à cette gueuse fière, de la rendre millionnaire, pour parler son langage affecté, il est certain ‑ et cela est fort heureux ‑ qu’on n’adoptera, jamais son vocabulaire barbouillé d’archaïsmes et de néologismes, sa syntaxe difforme, ni sa rhétorique bariolée. Cependant il avait à cet égard d’étranges illusions : il prétendait sérieusement qu’il n’y avait en France que trois hommes qui connussent leur langue, V. Hugo, Théophile Gautier et lui, et, comme à Vestris disant comiquement : Il n’y a que trois grands personnages en Europe  : Voltaire, le grand Frédéric et moi, on savait gré à Honoré Balzac de ne pas se nommer le premier.

Quant à ses plans, à ses caractères, à la conduite de ses actions, rien de plus inégal et de plus vacillant : Non‑ seulement il composait péniblement, mais encore le plus souvent sans suite et à l’aventure, s’arrêtant quelquefois tout à coup au milieu de ses tâtonnements et de ses hésitations. Tels de ses romans, Séraphita, par exemple, et le Lis dans la vallée, sont restés plusieurs années en suspens, écrits et même publiés à moitié, l’auteur cherchant sans doute le développement de sa pensée et la solution de son dénoûment. La plupart de ses personnages se grossissent et s’exagèrent, vers la fin du récit, comme le chanoine Trouhert, des Célibataires, comme la cousine Bette, des Parents pauvres, comme tant d’autres que l’on pourrait citer : il cousait une queue de baleine à une tête d’autruche. Avec lui, on n’est jamais certain que telle caricature qu’il vient de charbonner n’atteindra pas au gigantesque, que telle action bourgeoise ou comique ne tournera pas au mélodrame. « Le hasard et l’accident, dit M. Sainte-Beuve, sont pour beaucoup jusque dans les meilleures productions de Balzac… On sent l’homme qui a écrit trente volumes avant d’acquérir une manière ; quand on a été si long à la trouver, on n’est pas bien certain de la garder toujours. »

Mais nous abandonnons bien volontiers les questions purement artistiques et littéraires, qui ne nous paraissent pas les plus importantes, et nous aborderons un point délicat sur lequel les admirateurs de Balzac sont intraitables. Nous voulons parler des tendance et de la portée de ses livres, au point de vue de la morale.

Cela peut sembler aux adeptes de l’art pour l’art une chicane bien puérile, une critique tout à fait bourgeoise et vulgaire ; mais, à nos risques et périls, nous placerons cette question au premier rang. Sans exiger que la littérature paraphrase à perpétuité la Morale en action, ce n’est pas se montrer trop intolérant que de désirer un peu de réserve de la part de ceux qui tiennent la plume. On aura beau, comme on l’a fait, invoquer l’exemple de Rabelais ; on ne persuadera pas aux honnêtes gens qu’il est légitime de blesser la décence sous le prétexte de faire de l’art. Rabelais est d’un siècle où les mœurs étaient plus libres, plus énergiquement grossières  ; il avait la jovialité brutale de son temps ; mais, malgré son cynisme d’expression, qui oserait dire que le puissant satirique fût dépourvu de sens moral ?

C’est le reproche que l’on peut faire à Balzac, et nul assurément n’est plus mérité. Esprit d’une trempe vigoureuse, doué d’une imagination exubérante, singulièrement habile à saisir le côté matériel et pittoresque des choses, à refléter la surface des objets, il manquait totalement d’un idéal élevé. Matérialiste partout et toujours même lorsque, s’exaltant à froid, se guindant de parti pris, il essaye de s’élever jusqu’à l’extase religieuse et de grimacer le mysticisme ou la poésie mélancolique et rêveuse. Il a marqué toutes ses couvres de cette empreinte. Le matérialisme est sa Muse et sa philosophie. Sa poétique même en porte partout la trace, et son style en est comme saturé. De même qu’il fait les portraits en anatomiste plus qu’en poëte, de même il peint la joie et la douleur en physiologiste plus qu’en moraliste. C’est presque toujours le langage de la physiologie qu’il emprunte pour exprimer les émotions de l’âme ; sous sa plume, toutes les idées se matérialisent et tous les sentiments se transforment en sensations physiques.

Dévoré lui‑même par un amour effréné des