Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 2, part. 1, B-Bd.djvu/143

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

teur souvent profond, et il faut l’admirer ; la seconde, que nous repoussons de toutes nos forces, qui échoit au politique excessif, au faiseur de systèmes, au philosophe nébuleux, tour à tour matérialiste et mystique, à l’amateur de maladies morales, à l’anatomiste qui, au lieu de peindre, dissèque, et, par suite, désenchante. Quand un livre comme le nôtre est en présence d’un dominateur, que ce dominateur brandisse une plume ou un sabre, qu’il triomphe dans les intrigues compliquées de la comédie humaine ou qu’il sonne la charge devant Rocroy, nous avons pour devoir de l’interroger, de fouiller son âme, de creuser son cerveau et d’en faire jaillir, si cela se peut, cette raison suprême, ce but élevé, ce progrès voulu ou accompli, qui seuls peuvent justifier les moyens. Rien n’eût manqué à la gloire de Balzac, si Balzac eût associé son génie artistique au génie de la Révolution. Pour n’avoir pas compris l’esprit moderne, il a chancelé en plus d’une occasion ; sa plume s’est pesamment embarrassée dans les terres labourées de Joseph de Maistre et les marécages du droit divin. Chose incroyable ! lui qui voyait tout, qui devinait tout, n’a pas vu l’aurore des sociétés futures, n’a pas deviné que l’avenir reposait sur la démocratie, et c’est grand dommage, en vérité, pour sa gloire. Ces réserves faites, Balzac n’en reste pas moins une des plus grandes physionomies littéraires de ce siècle. Il ne nous en coûte pas de le reconnaître, et pour prouver une fois de plus l’impartialité qui préside à toutes nos appréciations, nous allons demander aux contemporains de Balzac ce qu’ils pensent de ce grand homme. Notre plume n’est pas une escopette, et nous ne guettons point l’ennemi au coin d’un bois, nous l’attendons en champ clos, entouré de ses féaux, et la lance au poing, monté sur son cheval de bataille. Allons, Taine ; allons, Janin ; allons, Gozlan ; allons, Gautier, et vous Hugo ; et vous, Sainte-Beuve ; et vous, Lamartine, entrez à votre tour dans la lice, vous dont la plume est aussi noble et aussi brave que l’était jadis l’épée des Duguesclin, des Crillon et des Montmorency. C’est, nous pouvons l’avouer, donner des armes pour nous combattre, mais c’est déclarer en même temps que nous n’avons pas de parti pris, que nous ne prétendons pas à l’infaillibilité en matière de critique, c’est proclamer surtout que nous n’appartenons à aucune école, car toute école est absolue. Nous nous trompons : notre école est celle de la vérité, et cette école est la plus absolue de toutes, en même temps qu’elle est la plus humaine, la plus féconde, la plus lumineuse. À notre réquisitoire vont succéder les dépositions des témoins et les plaidoiries des avocats. Au lecteur, de faire le résumé des débats selon les vues, les tendances et les aspirations de son esprit ; mais qu’il approuve ou qu’il désapprouve notre critique, iL nous tiendra compte de notre bonne foi, et c’est là tout ce que nous lui demandons.

I. — L’homme. « Son extérieur était aussi inculte que son génie. C’était la figure d’un élément : grosse tête, cheveux épars sur son collet et sur ses joues comme une crinière que le ciseau n’émondait jamais, traits obtus, lèvres épaisses, œil doux, mais de flamme ; costume qui jurait avec toute élégance, habit étriqué sur un corps colossal, gilet débraillé, linge de gros chanvre, bas bleus, souliers qui creusaient le tapis, apparence d’un écolier en vacances, qui a grandi pendant l’année et dont la taille fait éclater les vêtements. Voilà l’homme qui écrivait à lui seul une bibliothèque de son siècle, le Walter Scott de la France, non le Walter Scott des paysages et des aventures, mais, ce qui est bien plus prodigieux, le Walter Scott des caractères, le Dante des cercles infinis de la vie humaine, le Molière de la comédie lue, moins parfait, mais aussi créateur et plus fécond que le Molière de la comédie jouée. — Pourquoi le style en lui n’égale-t-il pas la conception ? la France aurait deux Molière, et le plus grand ne serait pas le premier. » (Lamartine, Cours de littérature, Xe entretien, 1856.)

« … Il portait son génie si simplement qu’il ne le sentait pas… Il n’était pas grand, bien que le rayonnement de son visage et la mobilité de sa stature empêchassent de s’apercevoir de sa taille ; mais cette taille ondoyait comme sa pensée ; entre le sol et lui, il semblait y avoir de la marge ; tantôt il se baissait jusqu’à terre comme pour ramasser une gerbe d’idées, tantôt il se redressait sur la pointe des pieds pour suivre le vol de sa pensée jusqu’à l’Infini… — Il était gros, épais, carré par la base et les épaules ; le cou, la poitrine, le corps, les cuisses, les membres puissants ; beaucoup de l’ampleur de Mirabeau, mais nulle lourdeur ; il y avait tant d’âme qu’elle portait cela légèrement, gaiement, comme une enveloppe souple et nullement comme un fardeau ; ce poids semblait lui donner de la force, et non lui en retirer. Ses bras courts gesticulaient avec aisance, il causait comme un orateur parle. Sa voix était retentissante de l’énergie un peu sauvage de ses poumons, mais elle n’avait ni rudesse, ni ironie, ni colère ; ses jambes, sur lesquelles il se dandinait un peu, portaient lestement son buste ; ses mains, grasses et larges, exprimaient en s’agitant toute sa pensée. Tel était l’homme dans sa robuste charpente. Mais en face du visage, on ne pensait plus à la charpente. Cette parlante figure, dont on ne pouvait détacher ses regards, vous charmait et vous fascinait tout entier. Les cheveux flottaient sur ce front en grandes boucles ; les yeux noirs perçaient comme des dards émoussés par la bienveillance, ils entraient en confidence dans les vôtres comme des amis ; les joues étaient pleines, roses, d’un teint fortement coloré ; le nez bien modelé, quoique un peu long ; les lèvres découpées avec grâce, mais amples, relevées par les coins ; les dents inégales, ébréchées, noircies par la fumée du cigare ; la tête souvent penchée de côté sur le cou, et se relevant avec une fierté héroïque dans le discours. Mais le trait dominant du visage, plus même que l’intelligence, était la bonté communicative. Il vous ravissait l’esprit quand il parlait ; même en se taisant, il vous ravissait le cœur. Aucune passion de haine ou d’envie n’aurait pu être exprimée par cette physionomie : il lui aurait été impossible de n’être pas bon. Mais ce n’était pas une bonté d’indifférence ou d’insouciance, comme dans le visage épicurien de La Fontaine ; c’était une bonté aimante, charmante, intelligente d’elle-même et des autres, qui inspirait la reconnaissance et l’épanchement du cœur devant lui, et qui défiait de ne pas l’aimer… Un enfantillage réjoui, c’était le caractère de cette figure ; une âme en vacances, quand il laissait la plume pour s’oublier avec ses amis ; il était impossible de n’être pas gai avec lui… Mais je vis, quelques années plus tard, combien ce qui était sérieux lui inspirait de gravité, et combien sa conscience lui inspirait de répulsion contre le mal… Son langage ému nous émut tous… Combien sa jovialité apparente cachait de sérieuses et difficiles vertus ! » (Lamartine, Cours de littérature, CVIe entretien, 1864.)

« Balzac ne buvait que de l’eau, mangeait peu de viande ; en revanche, il consommait des fruits en quantité… Ses lèvres palpitaient, ses yeux s’allumaient de bonheur à la vue d’une pyramide de poires ou de belles pêches. Il n’en restait pas une pour aller raconter la défaite des autres. Il dévorait tout. II était superbe de pantagruélisme végétal, sa cravate ôtée, sa chemise ouverte, son couteau à fruits à la main, riant, buvant de l’eau, tranchant dans la pulpe d’une poire de doyenné ; je voudrais ajouter : et causant ; mais Balzac causait peu ; il laissait causer, riait de loin en loin, en silence, à la manière sauvage de Bas-de-Cuir, ou bien il éclatait comme une bombe, si le mot lui plaisait. Il le lui fallait bien salé : il ne l’était jamais trop… Il se fondait de bonheur, surtout à l’explosion d’un calembour bien niais, bien stupide, inspiré par ses vins, qui étaient pourtant délicieux. » (Léon Gozlan. Balzac en pantoufles.)

« On le trouvait toujours, chez lui, vêtu d’une large robe de chambre de cachemire blanc doublée de soie blanche, taillée comme celle d’un moine, attachée par une cordelière de soie, la tête couverte de cette calotte dantesque de velours noir adoptée dans sa mansarde, qu’il porta toujours depuis et que sa mère seule lui faisait. Selon les heures où il sortait, sa mise était fort négligée ou fort soignée… Il triomphait de la vulgarité que donne l’embonpoint par des manières et des gestes empreints d’une grâce et d’une distinction natives. » (Mme Surville, sa sœur. Balzac, d’après sa correspondance.)

« II s’enfermait ordinairement pour six semaines ou deux mois, volets et rideaux fermés, ne lisant aucune lettre, travaillant parfois dix-huit heures par jour à la clarté de quatre bougies, en robe de chambre de dominicain. » (Balzac, par Werdet, son éditeur.)

« Un jour, dans un dîner, un jeune écrivain ayant dit devant lui : « Nous autres gens de lettres… » Balzac pousse un formidable éclat de rire et lui crie : « Vous, monsieur, vous homme de lettres ! quelle prétention, quelle folle outrecuidance ! Vous, vous comparer à nous ! Allons donc ! Oubliez-vous, monsieur, avec qui vous avez l’honneur de siéger ? avec les maréchaux de la littérature moderne. » (Le même.)

« Il avait une statuette de Napoléon dans sa chambre, et sur le fourreau de l’épée on lisait ces mots : « Ce qu’il n’a pu achever par l’épée, je l’accomplirai par la plume. » Signé Honoré de Balzac. » (Le même.)

« C’est en 1839 que Balzac demanda à faire partie de la Société des gens de lettres… Il apportait à la compagnie une connaissance profonde, presque diabolique, de la misère chronique de la profession ; une habileté rare, sans égale, à traiter avec les aristocrates de la librairie ; un indomptable désir de limiter leurs déprédations par des lois qu’il avait méditées sur le mont Sinaï d’une longue expérience personnelle ; et, avant toutes choses, une admirable conviction de la dignité de l’homme de lettres… Nous donnerons plus loin un morceau considérable, tout écrit de sa main, intitulé le Code littéraire… » (Léon Gozlan. Balzac chez lui, 1862.)

« Balzac fut un homme d’affaires, et un homme d’affaires endetté. De vingt et un ans à vingt-cinq, il avait vécu dans un grenier, occupé à faire des tragédies ou des romans qu’il trouvait mauvais lui-même, contredit par sa famille, recevant d’elle fort peu d’argent, n’en gagnant guère, menacé à chaque instant d’être jeté dans quelque profession machinale, déclaré incapable, dévoré par le désir de la gloire et par la conscience de son talent. Pour devenir indépendant, il se fit spéculateur, éditeur d’abord, puis imprimeur, puis fondeur de caractères. Tout manqua ; il vit approcher la faillite. Après quatre ans d’angoisses, il liquida, resta chargé de dettes, et écrivit des romans pour les payer. Ce fut un poids horrible et qu’il traîna toute sa vie. De 1827 à 1836, il ne put se soutenir qu’en faisant des billets que les usuriers escomptaient et renouvelaient avec grand’peine. Il fallait les amuser, les fléchir, les séduire, les fasciner. Le malheureux grand homme dut jouer bien des fois sa comédie de Mercadet avant de l’écrire. Rien ne servait. La dette, accrue par les intérêts, grossissait toujours. Jusqu’à la fin, sa vie fut précaire et pleine de craintes… Toujours assiégé et harcelé, il fit des prodiges de travail. Il se levait à minuit, buvait du café et travaillait d’un trait douze heures de suite ; après quoi il courait à l’imprimerie et corrigeait ses épreuves en songeant à de nouveaux plans. Il fonda deux revues et rédigea l’une d’elles presque seul… Il conçut vingt projets de spéculation… Comment payer ? comment devenir riche ? Excédé de tracas et de misères, il imaginait un banquier généreux, ami des lettres, qui lui disait : « Puisez dans ma caisse, acquittez-vous, soyez libre. » Il s’exaltait, finissait par croire à son rêve… Un instant après, retombé sur terre, il courait à son bureau ou chez le prote et abattait de l’ouvrage comme un bûcheron et comme un géant… L’argent, partout l’argent, l’argent toujours : ce fut le persécuteur et le tyran de sa vie ; il en fut la proie et l’esclave, par besoin, par honneur, par imagination, par espérance ; ce dominateur et ce bourreau le courba sur son travail, l’y enchaîna, l’y inspira, le poursuivit dans son loisir, dans ses réflexions, dans ses rêves, maîtrisa sa main, forgea sa poésie, anima ses caractères et répandit sur toute son œuvre le ruissellement de ses splendeurs. Ainsi poursuivi et ainsi instruit, il comprit que l’argent est le grand ressort de la vie moderne… Il en est mort à cinquante ans, le sang enflammé par le travail des nuits et l’abus du café, auquel ses veilles forcées le condamnaient. Pour publier en vingt ans quatre-vingt-dix-sept ouvrages si obstinément remaniés qu’il raturait chaque fois dix ou douze épreuves, il fallait un tempérament aussi puissant que son génie.

Cette jactance qui, dans toutes ses préfaces, éclate en traits énormes n’est que maladroite ; chacun a la sienne ; seulement, par prudence et bon goût, chacun cache la sienne ; chacun se glisse poliment et doucement dans ce salon plein qu’on appelle le monde ; Balzac, en homme gros et fort, se pousse bruyamment, marchant sur les pieds des gens, bousculant les groupes. Ce n’était point insolence, mais abandon. Au besoin, il se laissait contredire, il supportait le blâme, il remerciait les conseillers sincères. Il riait lui-même de ses vanteries, et, après un peu de réflexion, on les tolère ; le seul orgueil odieux est l’orgueil tyrannique : et il était bon, enfant même, partant bon enfant, aussi éloigné que possible de la morgue et de la raideur, écolier dans ses délassements, badaud à l’occasion, naïf, capable de jouer aux petits jeux et de s’y amuser de tout son cœur. Ses lettres de famille sont vraiment touchantes… » (Taine. Nouveaux essais de critique, 1865.)

II. — L’écrivain. Ici nous allons suivre l’ordre chronologique. « M. de Balzac a un sentiment de la vie privée très-profond, très-fin, et qui va souvent jusqu’à la minutie du détail et de la superstition ; il sait vous émouvoir et vous faire palpiter dès l’abord, rien qu’à vous décrire une allée, une salle à manger, un ameublement. Il devine les mystères de la vie de province, il les invente parfois ; il méconnaît le plus souvent et viole ce que ce genre de vie, avec la poésie qu’elle recèle, a de discret avant tout, de pudique et de voilé. Les parties moins délicates au moral lui reviennent mieux. Il a une multitude de remarques rapides sur les vieilles filles, les vieilles femmes, les filles disgraciées et contrefaites, les jeunes femmes étiolées et malades, les amantes sacrifiées et dévouées, les célibataires, les avares : on se demande où il a pu, avec son train d’imagination pétulante, discerner, amasser tout cela. Il est vrai que M. de Balzac ne procède pas à coup sûr, et que, dans ses productions nombreuses, dont quelques-unes nous semblent presque admirables, touchantes du moins et délicieuses, ou piquantes et d’un fin comique d’observation, il y a un pêle-mêle effrayant… Quelle foule de volumes, quelle nuée de contes, de romans de toutes sortes, drolatiques, philosophiques, économiques, magnétiques et théosophiques… Il y a quelque chose à goûter dans chacun, sans doute, mais combien de pertes et de prolixités ! Dans l’invention d’un sujet, comme dans le détail du style, M. de Balzac a la plume courante, inégale, scabreuse ; il va, il part doucement au pas, il galope à merveille, et voilà tout d’un coup qu’il s’abat, sauf à se relever pour retomber encore. La plupart de ses commencements sont à ravir ; mais ses fins d’histoire dégénèrent ou deviennent excessives. Il y a un moment, un point où, malgré lui, il s’emporte. Son sang-froid d’observateur lui échappe ; une détente lui part, pour ainsi dire, au dedans du cerveau et enlève à cent lieues les conclusions… Le hasard et l’accident sont pour beaucoup jusque dans les meilleures productions de M. de Balzac. Il a sa manière, mais vacillante, inquiète, cherchant souvent à se retrouver elle-même. » (Sainte-Beuve, 1834. Portraits contemporains, 1er vol.)

« M. de Balzac est né depuis (la Restauration) en effet, malgré les cinquante romans qu’il avait publiés d’abord ; nous voudrions ne pas ajouter qu’il a déjà eu le temps de mourir, malgré les cinquante autres qu’il s’apprête à publier encore. Il a tout l’air d’être occupé à finir, comme il a commencé, par cent volumes que personne ne lira. On n’aura vu de sa renommée que son milieu, comme le dos de certains gros poissons de mer. Il a eu pourtant son éclair bien flatteur, bien chatoyant, son moment de sirène : Subdola quum ridet placidi pellacia ponti. Ce moment-là ne pouvait venir qu’entre deux vagues, dans un intervalle de mélange et de confusion. Il a saisi à nu la société dans un quart d’heure de déshabillé galant et de surprise ; les troubles de la rue avaient fait entr’ouvrir l’alcôve, il s’y est glissé, mais, si de pareils hasards sont précieux, il ne faut pas en abuser, on le sent, ni les prolonger outre mesure, sous peine de faire céder le charme au dégoût. Or, depuis ce temps-là, cette malheureuse alcôve est restée entr’ouverte, que dis-je ? ouverte à deux battants ; on y entre, on en sort, on y décrit tout ; ce n’est plus le poëte dérobant les fins mystères, c’est le docteur indiscret des secrètes maladies. » (Sainte-Beuve. Dix ans après en littérature. Revue des Deux-Mondes 1840.)

« Nous voici tout à l’heure dans le plus grand monde, dans ce monde que M. de Balzac a découvert. Il est à la fois l’inventeur, l’architecte, le tapissier, la marchande de modes, le maître de langues, la femme de chambre, le parfumeur, le coiffeur, la maîtresse de piano et l’usurier. Il a fait ce monde tout ce qu’il est. C’est lui qui l’endort sur des canapés disposés tout exprès pour le sommeil et pour l’adultère ; c’est lui qui courbe toutes les femmes sous le même malheur ; c’est lui qui achète à crédit les chevaux, les bijoux et les habits de tous ces beaux fils sans estomac, sans argent, sans cœur. Il a trouvé le premier ce vernis livide, cette pâleur de bonne compagnie, qui fait reconnaître tous ses héros. Il a arrangé dans sa tête féconde tous ces crimes adorables, toutes ces trahisons masquées, tous ces viols ingénieux de la pensée et du corps, qui sont la trame ordinaire de son drame. Le jargon que parle ce monde à part, et que seul il peut comprendre, c’est encore une langue mère retrouvée par M. de Balzac. Ceci nous explique en partie le succès éphémère de ce romancier, qui règne encore, à l’heure qu’il est, à Londres et à Saint-Pétersbourg, comme le plus fidèle représentant des mœurs et des actions de ce siècle… » (Jules Janin. Débats, 10 mars 1846.)

« Il n’y a que deux façons de critiquer M. de Balzac. La plus simple est de lire ses œuvres, de les comprendre et d’écrire un feuilleton sur la Comédie humaine. Le second moyen, presque impossible à la littérature actuelle, consiste à s’enfermer pendant six mois, à étudier scrupuleusement, dans les moindres détails, comme l’exigerait l’étude d’une langue ardue, non seulement la Comédie humaine, mais toutes les éditions des romans de M. de Balzac. Ce travail ne sera pas fait de sitôt. Peut-être dans vingt ans, dans cinquante ans, quand dix lettrés patients auront amassé les principaux matériaux, un homme d’une grande intelligence profitera-t-il de ces travaux et les reliera-t-il en un vaste et grand commentaire. — Nous disons commentaire, et non pas critique ; car une des raisons qui rendent la critique impossible, c’est qu’il faut une intelligence égale à celle de l’artiste pour l’expliquer à la foule. Or, ces intelligences ne se font jamais critiques, sinon par hasard. » (Gérard de Nerval, l’Artiste, 18 oct, 1846.),

« M. de Balzac seul ne doute pas de lui-même, et, à force de ratures, d’épreuves chamarrées, de remaniements et de veilles, il parvint à se composer un style d’une originalité un peu martelée, mais merveilleusement propre à rendre sa pensée fine, compliquée, bourrée de détails, d’observations et d’incidences. Bien qu’il n’ait pas, comme certains écrivains, la phrase primesautière, M. de Balzac pose son cachet sur chaque ligne qu’il écrit… » (Théophile Gautier, 30 sept. 1843.) — « M. de Balzac n’est pas, comme on pourrait le croire d’après les quatre voix seulement qu’il vient d’obtenir à l’Académie, un homme peu connu et d’un talent médiocre ; il a, au contraire, une réputation européenne, un talent immense et beaucoup de génie, oui, de génie, quoiqu’il soit notre contemporain très-vivant et très-vivace. Il ne lui manque que d’être défunt pour se voir juché sur un piédouche, à l’état de buste… — Depuis Molière, personne, à notre avis, n’a mieux soutenu un caractère, et, depuis Shakspeare, nul n’a envoyé dans le monde, pour y vivre de cette vie sur laquelle le temps ne peut rien, une si prodigieuse quantité de personnages, ayant chacun sa physionomie, son parler, son geste, son tic ineffaçable. Ces types sont empreints d’une vitalité si forte, qu’ils se confondent avec les êtres véritables. » (Théophile Gautier, 15 janvier 1849.)

« Le nom de Balzac se mêlera à la trace lumineuse que notre époque laissera dans l’avenir… M. de Balzac était un des premiers parmi les grands ; un des plus hauts parmi les meilleurs… Tous ses livres ne forment qu’un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l’on voit aller et venir, et marcher et se mouvoir,