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nois ; vu l’extrait de décès d’Alexandre-François-Marie Beauharnais, qui constate qu’il est décédé le cinq thermidor an deux, marié à Marie-Joséphine-Rose de Tascher ; vu l’extrait des publications dudit mariage dûment affiché le temps prescrit par la loi, sans opposition ; et après aussi que Napolione Buonaparte et Marie-Joséphine-Rose de Tascher ont eu déclaré à haute voix se prendre mutuellement pour époux, j’ai prononcé à haute voix que Napolione Buonaparte et Marie-Joséphine-Rose de Tascher sont unis en mariage. Et ce en présence des témoins majeurs ci-après nommés ; savoir : Paul Barras, membre du Directoire exécutif, domicilié au palais du Luxembourg ; Jean Lemarois, aide de camp capitaine, domicilié rue des Capucines ; Jean Lambert Tallien, membre du Corps législatif, domicilié à Chaillot ; Étienne-Jacques-Jérôme Calmelet, homme de loi, domicilié rue de la place Vendôme, 207 ; qui tous ont signé avec les parties et moi après lecture faite.

« Signé au registre : Napolione Bvuonaparte ; M. J. R. Tascher ; Paul Barras ; Tallien ; J. Lemarois le jeune ; E. Calmelet, et Leclerq, maire. »

On remarque dans cet acte plus d’une irrégularité. On y dit le marié âgé de vingt-huit ans et né le 5 février 1768. Or Bonaparte était né réellement le 15 août 1769. Son extrait de baptême, la note du chevalier du Keralio, délivrée en 1783 à Brienne, et son bulletin de sortie de ce collège en 1784, en font foi de la manière la plus authentique. Comment expliquer cette première anomalie ? par une seconde fausse énonciation, comme on va le voir. Bonaparte, sans doute pour faire sa cour à Joséphine, en d’autres termes, pour rapprocher son âge de celui de sa future, qui voulait le dissimuler à tout prix, au risque de rendre son mariage nul dut gagner le maire Leclercq pour se vieillir d’un an, car il ne pouvait guère le tromper, et l’un et l’autre eurent la galanterie, l’un de produire et l’autre d’accepter, malgré la différence des prénoms, l’acte de naissance de Giuseppe Buonaparte, né effectivement le 5 février 1768, au lieu de celui de Napolione Buonaparte, né le 15 août 1769.

Le motif de la seconde anomalie, qui, comme nous l’avons dit, explique la première, c’est l’invincible répugnance de Joséphine à avouer son âge véritable, cause, pour elle, d’un chagrin secret et profond qui ne la quitta jamais, même dans sa plus haute fortune. Mme de Beauharnais s’y donne donc, comme son futur, l’âge de vingt-huit ans, et, comme elle était née le 23 juin 1763, le complaisant officier de l’état civil eut encore la galanterie de prendre pour un 7 le 3, probablement mal fait, de 1763, ce qui, d’un coup, ôtait cinq ans à l’âge de Mme de Beauharnais, qui se sentait cruellement mortifiée d’avoir trente-trois ans au lieu de vingt-huit, malgré l’amour passionné dont elle était l’objet. Bonaparte, à qui elle avait tout avoué, et à qui elle avait, quand il la pressait d’accepter sa main, loyalement opposé ces terribles six ans qu’elle avait de plus que lui, et qui lui semblaient un insurmontable obstacle à leur mariage, ne fut donc pas trompé par elle ; mais, trop complaisamment peut-être, il la satisfit sur ce point en se prêtant à la supercherie qui égalait à peu près leur âge afin d’arranger les choses au mieux pour l’amour-propre de la femme qu’il aimait. Napoléon disait à ce sujet à Sainte-Hélène : « La pauvre Joséphine s’exposait pourtant par là à de grands inconvénients : ce pouvait être réellement un cas de nullité de mariage. » Et, en effet, tout avait été arrangé un peu à la diable, et, à ce qu’il semble, exprès, par l’officier de l’état civil, qui eut la complaisance de relater les diverses dispositions au mieux pour l’amour-propre de Mme Bonaparte dans cet acte de mariage, où il louvoya de manière à ne pas donner à Joséphine la qualité de veuve de Beauharnais.

Quoi qu’il en soit, cette allusion du prisonnier de Sainte-Hélène à la possibilité d’un divorce légal nous a fait sourire, comme si la volonté du maître avait eu besoin de s’appuyer sur une raison légale, comme s’il était d’obligation pour le loup de consulter son avocat Bertrand afin de savoir s’il a ou non le droit de croquer l’agneau.

Il n’y eut pas de mariage religieux. Cette cérémonie n’eut lieu que plus tard, et trois jours seulement avant le sacre, sur la demande formelle du pape, à minuit, dans la chapelle des Tuileries, en présence d’un très-petit nombre de témoins, parmi lesquels figuraient le prince Eugène et le général Duroc, grand maréchal du palais.

On remarque dans cet acte une autre irrégularité, l’absence de la forme française du prénom de l’époux, cette forme qui devait retentir si glorieusement dans toute la suite des siècles. Une particularité remarquable, c’est que Bonaparte n’a jamais joint son prénom à la signature de son nom patronymique, jusqu’à ce que ce nom fût devenu celui d’une dynastie impériale. Dans l’acte civil en question, où il était nécessaire qu’un prénom accompagnât le nom de l’époux, ce prénom figure, tant en tête de l’acte que dans le seing requis de la fin, sous la forme qu’on a vue plus haut, Napolione.

Dans un acte postérieur de deux ans, acte qui se trouve aux archives de l’enregistrement de Paris (vol. XXXIII, fol. 50, cases 5 et 6), et qui constate l’acquisition, au retour de la campagne d’Italie, de la maison de la rue Chantereine, qu’habitait Joséphine avec sa tante Fanny de Beauharnais, lors du mariage, le prénom du général est encore plus mal orthographié ; on le voit figurer sous cette forme étrange : Napoline.

Quoique nous anticipions ici sur le cours des événements, il nous semble qu’il sera curieux de donner, à cette place, l’extrait suivant, copié mot à mot, de cet acte important :

« Du 2 germinal an VI (31 mars 1798), enregistré, vente par Louise-Julie Carreau, femme séparée de François-Joseph Talma, demeurant, savoir : ledit Talma, rue de la Loi ; et elle, rue de Matignon, no 2 ;

« À Napoline Buonaparte, président de la légation française au congrès de Rastadt, demeurant rue de la Victoire, no 6 ;

« D’une maison, susdite rue de la Victoire, ci-devant Chantereine, même numéro, appartenant à ladite citoyenne Talma comme l’ayant acquise par contrat devant Rouen, notaire, le 6 décembre 1781, moyennant cinquante-deux mille quatre cents francs.

« Passé devant Raguideau, notaire à Paris, le 6 germinal an VI. Reçu deux mille quatre-vingt-seize francs.. 2, 090 fr. »

Ainsi, ce grand nom de Napoléon, qui était pour ainsi dire bégayé sous la forme de Napolione, en mars 1796, dans l’acte de mariage de Bonaparte, s’éloigne plus encore du nom originaire italien dans l’acte de vente ci-dessus (mars 1798), sous la forme de Napoline.

Nous ignorons vraiment si le lecteur nous saura gré d’insister sur ces particularités, en apparence insignifiantes, des origines napoléoniennes ; si cette hypothèse est vraie, nous avouons ingénument que nous ne partageons pas cette manière de voir : rien ne doit paraître indifférent dans la vie des grands hommes.

Revenons au point où nous en étions ; aussi bien, le nom du notaire Raguideau nous y ramène naturellement.

Le mariage du général Bonaparte avec la citoyenne Beauharnais était devenu, au commencement du mois de mars 1796, en quelque sorte urgent. Trois ou quatre jours avant l’acte civil, le général avait écrit à sa future la brûlante lettre qui suit :

« Je me réveille plein de toi. Ton portrait et l’enivrante soirée d’hier n’ont point laissé de repos à mes sens. Douce et incomparable Joséphine, quel effet bizarre faites-vous sur mon cœur ! Vous fâchez-vous ; vous vois-je triste, êtes-vous inquiète ;… mon âme est brisée de douleur et il n’est point de repos pour votre ami… Mais en est-il donc davantage pour moi, lorsque, vous livrant au sentiment profond qui me maîtrise, je puise sur vos lèvres, sur votre cœur, une flamme qui me brûle ? Ah ! c’est cette nuit que je me suis bien aperçu que votre portrait n’est pas vous. Tu pars à midi, je te verrai dans trois heures. En attendant, mio dolce amor, reçois un millier de baisers, mais ne m’en donne pas, car ils brûlent mon sang.

Signé : »

Le mariage était en ce moment, on le voit par cette lettre, plus qu’arrêté. Les deux futurs l’avaient annoncé à tout le monde, et le général Bonaparte conduisait assez souvent à pied sa fiancée par la ville, soit en visite chez leurs amis communs, soit même chez les marchands pour diverses emplettes jugées nécessaires par la future épouse. On raconte que, presque à la veille de la cérémonie, Mme de Beauharnais pria le général de la conduire chez le citoyen Raguideau, vieux notaire demeurant rue Honoré, près de la place Vendôme, que la belle veuve honorait de toute sa confiance, et consultait, dit-on, non-seulement sur ses affaires d’intérêt, mais encore sur ses affaires de cœur. Elle voulait, sans doute, par déférence, annoncer en particulier son mariage au vieux Raguideau, plutôt que de le consulter. Arrivée chez le notaire, à la porte de l’étude où travaillaient les clercs, elle se détacha du bras de Bonaparte, qu’elle pria de l’attendre là, et entra dans le cabinet où se tenait seul le notaire, laissant par mégarde la porte entre-bâillée, si bien que le général, placé près de cette porte, entendit et retint presque mot pour mot toute la conversation suivante :

« Monsieur Raguideau, dit Mme de Beauharnais, je viens vous faire part de mon prochain mariage.

— Vous, madame ! et avec qui ?

— J’épouse dans quelques jours le général Buonaparte.

— Comment ! veuve d’un militaire, vous allez en épouser un autre ? Le général Buonaparte, dites-vous ? Ah ! oui, je me le rappelle, le commandant de l’armée de l’intérieur, l’ex-chef de bataillon qui donna à Toulon une leçon d’artillerie au général Carteaux.

— Lui-même, monsieur Raguideau.

— Mais c’est un homme sans fortune, madame. Et votre mariage est irrévocablement arrêté ?

— Sans doute, monsieur.

— Tant pis pour vous, madame.

— Pourquoi donc, s’il vous plaît, monsieur Raguideau ?

— Pourquoi ? parce que mieux vaut rester veuve que d’épouser un petit général sans avenir et sans nom. Votre Buonaparte sera-t-il jamais un Moreau ou un Pichegru ? Sera-t-il jamais l’égal de nos grands généraux de la République ? J’ai le droit d’en douter… Du reste, croyez-moi, madame, la carrière des armes ne vaut rien maintenant, et je préférerais, moi, à tous les grades militaires possibles, une place de fournisseur à l’armée.

— Chacun son goût, monsieur, répondit sèchement Mme de Beauharnais, blessée sans doute de l’irrévérence avec laquelle le notaire avait parlé de l’homme qu’elle aimait ; chacun son goût. Vous voyez, vous, dans le mariage, une affaire d’argent…

— Et vous, madame, dit en l’interrompant l’obstiné Raguideau, vous y voyez une affaire de cœur et d’inclination, voilà ce que vous voulez dire, n’est-ce pas ? Eh bien ! vous avez tort. Les épaulettes d’or du général Buonaparte vous ont trop éblouie, songez-y bien, et n’allez pas vous préparer un repentir inévitable en épousant, je le répète, un homme sans fortune, un homme qui n’a que la cape et l’épée.  »

Napoléon (car il ne se plut à raconter cela que quand il fut Napoléon et pour le contraste) au moment où les mots de cape et d’épée frappèrent son oreille, se leva vivement, bouillonnant d’impatience et de colère ; ses yeux étincelaient. Il fit un pas vers la porte, mais la crainte du ridicule le retint, et il se rassit sur sa chaise, un peu honteux de ce mouvement irréfléchi. En ce moment Mme de Beauharnais sortit, d’un air boudeur, du cabinet du notaire, qui l’accompagna jusqu’à la porte de l’étude, assez embarrassé à la vue du général, qu’il salua, pensant bien que c’était là le futur mari dont il venait d’être question, et Bonaparte, donnant le bras à Joséphine, pour la reconduire chez elle, ne répondit à Raguideau que par un froid salut. Pendant le trajet, le général garda le silence sur ce qu’il venait d’entendre, et, jusqu’au jour du sacre, ni Raguideau ni Mme Bonaparte ne se doutèrent que leur conversation avait eu pour auditeur celui-là même qui en était l’objet, tant, malgré sa fougue, il savait se contenir. Raguideau, après tout, était un homme sûr un affaires, et, chose singulière, ni le général, ni le consul, ni l’empereur n’eurent jamais d’autre notaire ; nous pouvons même ajouter que plus tard l’empereur, nous ne nous rappelons pas en quelle circonstance, ayant occasion de parler de cette petite mésaventure, n’hésita pas à reconnaître que le notaire, dans cette conjoncture, s’était conduit en honnête homme et en homme de bon conseil. C’était là le sentiment de l’empereur ; mais l’amoureux vexé voulut tirer une petite vengeance de cette conversation où il avait été si fort maltraité par Raguideau, et quand, après les campagnes d’Italie et les victoires d’Égypte, Bonaparte de consul fut devenu empereur, il lui parut que le jour même de son couronnement serait le plus propre à la vengeance qu’il méditait. Il aimait assez à faire de ces sortes d’espiègleries impériales. Ce jour-là donc, il envoya chercher le notaire Raguideau, devenu très-respectueux pour le petit général, dont il faisait si peu de cas quand il n’avait que la cape et l’épée, maintenant qu’il portait le sceptre et la couronne. Raguideau, surpris, se perdit en conjectures sur cette brusque convocation, dont il était loin de deviner le motif, car il était trop sensé pour croire que le nouvel empereur voulût lui faire dresser un acte notarié de son couronnement. Il s’empressa néanmoins de se rendre aux Tuileries, aux ordres du maître. Arrivé là, le chambellan de service lui fit traverser les vastes pièces du palais toutes resplendissantes de dorures et toutes pleines de maréchaux, de ministres et de grands officiers de l’empire, et l’introduisit dans la salle où Napoléon l’attendait en causant avec Joséphine.

« Ah ! c’est vous, Raguideau, lui dit l’empereur en souriant ; je suis bien aise de vous voir. »

Et, sans autre préambule :

« Vous rappelez-vous le jour où j’accompagnai chez vous, en 1796, Mme de Beauharnais, aujourd’hui impératrice des Français ? Et il appuya sur ces derniers mots. Vous rappelez-vous l’éloge que vous fîtes de la carrière militaire et le panégyrique personnel dont je fus moi-même l’objet ? Eh bien, qu’en dites-vous, Raguideau ? avez-vous été bon prophète ? Vous annonciez que je n’aurais jamais que la cape et l'épée. »

Et, en prononçant ces deux mots, qu’il accentuait d’une manière singulière, il montrait du doigt le manteau impérial semé d’abeilles d’or et le sceptre de Charlemagne, tout prêts pour la cérémonie, et il ajoutait :

« Vous aviez raison, monsieur Raguideau ; voici la cape et voilà l'épée. Comme vous le voyez, monsieur Raguideau, j’ai marché, cependant… Je ne vous parle pas de ma fortune… Après huit ans de mariage, j’apporte une couronne en dot à ma femme… »

Et en disant ces mots, il pressait la main de Joséphine, muette d’étonnement à cette scène inattendue. Stupéfait de cette apostrophe, Raguideau, de son côté, balbutia quelques paroles sans suite :

« Sire… je ne pouvais… Quoi ! Sire… vous avez… entendu !…

— Tout, Raguideau, et je vous dois une punition sévère trop longtemps différée ; car, enfin, si ma bonne Joséphine eût suivi vos conseils, ils lui eussent coûté, à elle, un trône, et à moi la meilleure des femmes. Vous êtes bien coupable, Raguideau ! »

À ces mots de coupable et de punition, Raguideau, déconcerté, commença réellement à concevoir quelques craintes, et il ne savait où Napoléon voulait en venir, quand celui-ci, après s’être un moment amusé de son embarras et de son trouble, mêlé d’une vague terreur, lui dit avec bonté :

« Allons, rassurez-vous, Raguideau, ma punition sera paternelle. Je vous condamne à aller aujourd’hui à Notre-Dame assister à la cérémonie de mon couronnement… Et que je vous y voie, entendez-vous, monsieur ? Trouvez-vous dans l’église, sur le passage de mon cortège. »

Le prophète Raguideau, comme Napoléon aimait à appeler son notaire, n’eut garde de désobéir, et l’empereur se donna le malin plaisir de le voir dans la foule à Notre-Dame. À la vue de cette pompe en l’honneur du petit général qu’il avait vu huit ans auparavant dans son étude, accompagnant comme un simple mortel la citoyenne Beauharnais, devenue par-lui impératrice des Français, le pauvre Raguideau n’en pouvait croire ses yeux. En quittant la métropole, Napoléon aperçut Raguideau dans la foule et lui sourit avec bonté. Le pauvre tabellion lui fit une salutation si profonde, qu’on eût dit que son front allait toucher la terre.

Le grand empereur se plaisait à ces petites malices, comme aussi à tirer quelquefois les oreilles à ses grands officiers, et même à certains de ses maréchaux.

Mais nous voilà encore une fois bien loin du général en chef de l’armée d’Italie, tant il est difficile de séparer Napoléon de Bonaparte, ces deux hommes cependant si différents.

Toutefois, avant de le voir s’élever à cette haute fortune par ses victoires, il nous faut le reprendre où nous l’avons laissé, ex-commandant en chef de l’année de l’intérieur, nommé, par arrêté du Directoire exécutif en date du 4 ventôse an IV (23 février 1796), général en chef de l’armée d’Italie. On a vu que, quoique investi de ce grade à cette date, il ne prit, dans son acte de mariage du 9 mars 1796, que le titre de commandant en chef de l’armée de l’intérieur ; peut-être voulait-on cacher sa nomination jusqu’à son départ de Paris.

Quoi qu’il en soit, ce départ était arrêté avant le 9 mars 1796. En sortant de la municipalité, le général alla habiter la maison qu’occupait Joséphine rue Chantereine ; mais les quartiers de sa lune de miel ne durèrent que quarante-huit heures ; les circonstances politiques commandaient impérieusement son départ, et les deux jours de douceurs conjugales furent presque entièrement absorbés par les devoirs de chef d’armée. Il passa la plus grande partie de son temps à mettre en règle ses affaires, à visiter les archives de la guerre pour y prendre tous les documents dont il avait besoin, et ne resta au nid de la rue Chantereine que le temps strictement nécessaire pour prouver à sa palombe que son veuvage avait cessé ; encore, aussitôt rentré, se mettait-il à travailler sur les meilleures cartes des Alpes et du prochain théâtre où il devait porter la guerre, à dresser les cadres de son armée, à étudier les positions et les forces de l’ennemi, à méditer et à préparer son plan de campagne. « Joséphine, dit un historien, venait l’interrompre ; il lui donnait un baiser et la renvoyait. Revenait-elle à la charge, il redoublait la dose en murmurant un peu. Enfin, se fâchant tout à fait, il prenait le parti de se barricader, et quand elle se plaignait : « Patience, ma bonne amie, lui disait-il, nous aurons le temps de faire l’amour après la victoire. »

Ces deux jours durent être pour lui deux jours d’une extraordinaire activité et d’une fiévreuse agitation de cœur et d’esprit. Il aimait sa femme et la gloire, mais si l’une était sa compagne depuis deux jours, l’autre était sa maîtresse depuis dix ans, une maîtresse absolue, à laquelle il fallait obéir.

Le 11 mars 1796, il partit donc en poste de Paris, avec son aide de camp Junot et l’ordonnateur en chef Chauvet, pour Nice, quartier général de l’armée d’Italie. Il passa par Troyes, Châtillon-sur-Seine, et, le troisième jour (14 mars), il écrivait à Joséphine, dont son âme était pleine, cette lettre passionnée, datée du relais de Chanceaux :

« Je t’ai écrit de Châtillon et je t’ai envoyé ma procuration pour que tu touches différentes sommes qui me reviennent…

« Chaque instant m’éloigne de toi, adorable amie, et à chaque instant je trouve moins de force pour supporter d’être éloigné de toi. Tu es l’objet perpétuel de ma pensée ; mon imagination s’épuise à chercher ce que tu fais. Si je te vois triste, mon cœur se déchire et ma douleur s’accroît ; si tu es gaie, folâtre avec tes amis, je te reproche d’avoir bientôt oublié la douloureuse séparation de trois jours ; tu es alors légère, et dès lors tu n’es affectée par aucun sentiment profond. Comme tu vois, je ne suis pas facile à contenter ; mais, ma bonne amie, c’est bien autre chose si je crains que ta santé soit al