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d’Épire, près de la ville d’Actiura, dans ce pays de Grèce qui venait de rendre à Cléopâtre les honneurs qu’au temps de Périclès elle rendait à la beauté souveraine. Marc-Antoine, qui aurait pu disputer la victoire à Auguste, sentit défaillir son courage devant la fuite de son amante. Lui aussi fit virer de bord et suivit Cléopâtre à Alexandrie. Là, une révolte de l’armée d’Auguste, deux tempêtes qui faillirent engloutir le maître de Rome, procurèrent quelque temps de repos et d’amour encore à ceux qui, depuis vingt ans, ne vivaient que l’un par l’autre et s’étaient tout sacrifié. Plus que jamais ils se plongèrent dans les plaisirsr dans la volupté, et ils voulurent en ép’iiser la coupe, en se jurant de mourir ensemble s’ils ne pouvaient échapper à la poursuite acharnée de leur vainqueur, et Cléopâtre faisait bâtir d’avance un monument, où d’abord elle fit transporter tims ses joyaux et où elle ordonna qu’on l’ensevelit.

Octave, en effet, approchait d’Alexandrie, et peu après il s’en rendit maître ; mais Cléoliâtre déjà s’est cachée dans son tombeau, et bientôt Antoine est venu rejoindre sa maltresse. Quand l’ancien triumvir parvint jusqu’à la dernière retraite de ses ennemis, il put voir l’amant percé de son épée et expirant dans les bras de l’amante, et celle-ci défigurée déjà par les convulsions de l’agonie.

On raconte que depuis longtemps Cléopâtre s’était occupée à faire des expériences sur les poisons, recherchant celui qui faisait mourir avec le moins de douleur. Après beaucoup de recherches, elle reconnut que la morsure de l’aspic amenait vite et sans douleur la perte de la vie, et lorsqu’elle vit Antoine expirant, elle se fit apporter par un paysan une corbeille de figues, qu elle plaça près d’elle, et peu à peu on la vit pâlir, parce qu’elle s’était tait mordre au sein par un aspic caché au milieu des fruits.

Plutarque et Dion révoquent en doute ce

Fenre de mort ; bien des savants se sont mis esprit à la torture et ont écrit des volumes pour prouver que l’aspic ne peut par sa piqûre procurer la mort. Nous n’entrerons pas dans le débat et nous nous contenterons de citer quatre vers d’Horace (Odes, I, xxxi, 25), presque contemporain do la belle Égyptienne : Ausa et jacentem. insère regùim Vultu sercno, forlis et asperas Tractarc serpentes, ul alrurtl Corpore combiberct vënûnum, ^

et de Properce, presque contemporain aussi, ces deux vers :

Brachia speclavi tacris admorsa colubris, Et trahere occultum membra soporis iter.

Quoi qu’il en soit, Octave, qui voulait atteler à son char triomphal la belle Égyptienne, ne trouva plus qu’une femme agonisante qui lui demanda, pour dernière grâce, de rendre à Antoine les honneurs de la sépulture. Plutarque nous a raconté de quelle douleur, de quel désespoir immense et vrai elle fit preuve en cette triste circonstance. Détachons de cette narration les paroles d’adieu de Cléopâtre à Marc-Antoine : t O mon cher Antoine, je t’ai rendu naguère les honneurs funèbres avec des mains libres ; mais maintenant je suis prisonnière ; des satellites veillent autour de moi pour m’empêcher de mourir, afin que ce corps esclave figure dans la pompe triomphale qu’Octave se fera décerner pour t’avoir vaincu. Ne compte pas sur de nouveaux honneurs funèbres, voici les derniers que Cléopâtre pourra te rendre. Tant que nous avons vécu, rien ne pouvait nous séparer l’un de l’autre ; mais nous courions le risque, après notre mprt, de faire un triste échange de sépulture : toi, citoyen romain, tu auras ici un tombeau, et moi, infortunée, le mien sera dans ta patrie. Mais si les dieux de ton pays ne t’ont pas abandonné comme les miens, fais que je retrouve un asile dans ta tombe et que je me dérobe ainsi à l’ignominie qu’on me prépare. Cher Antoine, reçois-moi bientôt à tes côtés ; car, de tous les maux que j’ai soufferts, le plus grand encore en cet instant, c’est ton absence. »

Les derniers souhaits de Cléopâtre furent à demi réalisés. Elle mourut plus tôt que ne l’avait espéré Auguste, qui, dans son triomphe, ne put montrer que l’image de la reine d’Egypte, piquée au bras par un serpent. Un des officiers d’Octave était près d’elle à ses derniers moments, et, comme il s’étonnait de voir deux des femmes qui la servaient mourir aux pieds de leur maîtresse : « Voilà qui est beau, dit-il. — Oui, répondit Cléopâtre, et très-digne d’une princesse issue de tant de rois. »

Octave permit que la reine fût ensevelie avec son amant dans le monument qu’elle avait fait construire pour elle et pour lui ; il consentit aussi à laisser debout las statues de Cléopâtre, tandis qu’il fit abattre celles d’Antoine. « Enfin, dit Suétone, le jeune Antoine, l’aîné des enfants que l’ancien triumvir avait eus de Fulvie, après beaucoup de prières inutiles, fut massacré au pied de la statue de César, ainsi que Césarion, le fils de son prédécesseur au trône, et de Cléopâtre ; mais le magnanime empereur épargna les autres enfants que son ancien collègue avait eus de la reine d’Égypte. »

Telle est en quelques lignes l’histoire d’une des femmes les plus extraordinaires dont l’antiquité nous ait conservé le nom et transmis la vie.

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Si le lecteur veut connaître plus intimement cette existence, qu’il consulte, outre Plutarque que nous avons cité, Dion, Pline, qui raconte le fait de la perle fondue dans le vinaigre, l’historien Josèphe, Jules Landi, traduit en français par Barrera (Paris, 1809, in-18) ; La Calprenède et ses 12 volumes, dont Benoît a fait un abrégé en 3 volumes in-12 (Paris, US9), et bien dvautres romans, tragédies, drames, qui ont été inspirés par l’amour d’Antoine pour la belle Cléopâtre.

— Iconog. Les représentations antiques de Cléopâtre sont assez rares. On a donné par erreur le nom de cette reine à plusieurs statues de femmes ayant au bras un bracelet en forme de serpent enroulé que l’on a pris pour l’aspic : telle est une magnifique statue couchée du musée du Vatican, que l’on a reconnue, depuis, être une Ariane endormie (v. Ariane). Parmi les antiques du musée de Dresde se trouve une statue de femme couchée et endormie, qu’un serpent va mordre au sein ; la présence de ce reptile a suffi pour faire donner à cette statue le nom de Cléopâtre ; mais M. de Clarac y voit simplement une figure de nymphe endormie, ayant servi à décorer quelque grotte. Le même savant regarde, au contraire, comme une figure authentique de Cléopâtre, une statue de marbre du musée de Saint-Marc à Venise, « ouvrage d’un sculpteur grec instruit et diligent. « La reine est debout, au moment où elle va se faire mordre par le serpent ; elle porte un vase de la main droite ; sa main gauche, appuyée sur une colonne, tient un mouchoir. Ses traits sont fortement crispés par la douleur. Son front est ceint d’un diadème à festons. Les ehaussures sont des soleœ, avec une seule attache. Le pcplum va de l’épaule gauche sous le bras droit et couvre le bras gauche jusqu’au poignet. Une autre statue de marbre, qui était autrefois à Versailles et qui est aujourd’hui à Fontainebleau, représente Cléopâtre levant les yeux au ciel et soutenant de la main gauche un serpent près de sa poitrine ; la main droite retient le vêtement, près d’un vase à parfums. Citons encore un buste en marbre grec, provenant d’Herculanum, et qui est au musée des Études, à Naples, un beau camée de la même collection, et un bas-relief qui décorait autrefois l’extérieur du temple de Denderah, et qui représente Cléopâtre et César faisant des offrandes à la déesse Hathor. Ce dernier ouvrage a été publié par de Clarac.

Les représentations modernes de Cléopâtre sont extrêmement nombreuses. Les peintres et les sculpteurs ont retracé à l’envi la mort tragique de cette princesse : le Guide, notamment, a reproduit ce sujet dans une foute de tableaux dont nous décrivons ci-après les plus remarquables. Un autre artiste bolonais, le Guerchin, a fait sur le même thème plusieurs peintures, dont les plus intéressantes se voient à Gênes, dans la galerie Balbi et dans la galerie Brignole-Sale : le tableau de cette dernière collection représente Cléopâtre étendue sur un lit, les épaules et la tête relevées par un coussin ; une de ses mains lâche l’aspic qu’elle a posé sur son sein nu ; l’autre bras retombe inerte ; le visage est beau et expressif ; le torse nu est modelé dans une belle lumière. Une gravure deMucci, d’après le Guerchin, nous montre aussi Cléopâtre se faisant piquer par l’aspic ; mais, ici, la reine d’Égypte est vue seulement jusqu’aux genoux. Parmi les artistes auxquels on doit des peintures sur le même sujet, nous citerons : Paul Véronèse (musée de Munich) ; Andréa Semini (palais Pallavicini, à Gênes) ; Guido Cagnacci (au Belvédère, à Vienne) ; Alexandre Véronèse (musée du Louvre, gravé dans les recueils de Filhol et de Landon) ; Orazio Lomi (galerie Adorno, à Gènes) ; Andréa Vaccaro (musée royal de Madrid) ; le Dominiquin (v. ci-après) ; Sementa (musée de Turin) ; Ch. de Boist’remxmt (musée de Rouen) ; Jean Gigoux (v. ci-après), etc. Un petit groupe en bronze du xvie siècle, qui a fait partie de la célèbre collection Pourtalès représente Cléopâtre presque nue, portant sa main gauche sur sa tête et tenant de la main droite l’aspic qui lui mord le sein ; à ses pieds est un charmant Amour qui semble déplorer le sort de sa victime. La Mort de Cléopâtre est encore représentée dans une grande plaque en fer repoussé et ciselé du xvie siècle, qui est au musée de Cluny (n° 1674), et sur laquelle on lit ces deux vers :

Cum subtil mortw leget Antonivs atrœ

Serpentis morau sese Cleopalra necavit. Nous citerons enfin, entre autres graveurs qui ont reproduit le même sujet, Marc-Antoine Raimondi (pièce rare) ; Bart. Beham (1524) ; Poletnich (d’après Lagrenée), etc. D’autres scènes de la vie de Cléopâtre ont été retracées par tes artistes modernes ; il nous suffira de mentionner : Cléopâtre et César, par M. Gérome (v. ci-après) ; le Débarquement de Cléopâtre à Tarse, par Claude Lorrain et par Gérard de Lairesse ; Cléopâtre s’apprêtant à boire à la coupe où elle a fait fondre la perle, dessin du Guerchin, gravé en fac-similé par Bartolozzi ; le même sujet, peint par Reynolds Çcoll. C. de Charlemont, en Angleterre) ; le même sujet, intitulé le Souper de Cléopâtre, peint par un artiste toscan de l’école du Bronzino (musée des Offices) ; le Festin de Cléopâtre et d’Antoine, composition gravée par Fragonard, d’après P. Véronèse ; le même sujet, gravé par Gérard de Lairesse ; Cléopâtre et Antoine après la ba-

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taille d’Actium, tableau de M. Jean Gigoux (v. ci-après) ; Cléopâtre devant Auguste, tableau du Guerchin (musée du Capitole), etc. Divers épisodes de la vie de Cléopâtre ont été peints à fresque par G.-B. Tiepolo, dans le palais Labia, à Venise ; deux belles esquisses de ces peintures, faisant partie de la collection Rothschild, ont figuré à l’exposition rétrospective, au palais de l’Industrie, en 1867. Domenico. Tiepolo a gravé, d’après son père : Cléopâtre recevant des présents d’Antoine. Mentionnons enfin une statue de Cléopâtre, par Grevenich, exposée au Salon de 1835, et une statue de bronze par M. Ducommun du Locle (Daniel), qui a figuré à l’exposition universelle de 1855 et qui appartient à l’État.

Oéopflire, roinan de La Calprenède, publié en 23 vol. in-8° (1648). Avant, tout, faisons un aveu à nos lecteurs : nous n’avons pu, même pour leur être agréable, nous décider à ou vrir un des vingt-trois volumes de Cléopâtre ; mais il n’y perdront rien, car nous allons donner la parole à ceux oui ont eu plus de courage que nous. C’est d’abord La Harpe qui nous dit : « Le chef-d’œuvre de ces sortes de romans (si l’on peut se servir de ce terme dans un si mauvais genre) est sans contredit Cléopâtre, malgré son énorme longueur, ses conversations éternelles et ses descriptions qu’il faut sauter à pieds joints, la complication de vingt différentes intrigues qui n’ont entre elles aucun rapport sensible et qui échappent à la plus forte mémoire, ses grands coups d’épée qui ne font jamais peur, et que Mme de Sèvigné ne haïssait pas ; ses résurrections qui font rire, et ses princesses qui ne font pas pleurer. Avec tous ces défauts que l’on retrouve dans Cassandre et dans Pharamond, La Calprenède a de l’imagination : ses héros ont le front élevé ; il offre des caractères fièrement dessinés, et celui d’Artaban a fait une espèce de fortune, car il a passé en proverbe. >

Palissot a écrit dans ses Mémoires sur la littérature : « Les romans de Cléopâtre et de Cassandre sont remplis d’imagination, et seraient de véritables poèmes dans le genre de l’Arioste, s’ils étaient écrits en beaux vers, et qu’une main judicieuse eût pris la peine d’en retrancher les longueurs. Ces ouvrages ne sont plus de notre goût ; mais ils ont fait les délices d’un siècle poli, et qui peut-être, en Cela même, prouvait sa supériorité sur le nôtre. Supposons, en effet, qu’il ne reste d’autre monument du siècle de Louis XIV que ces romans de La Calprenède, quelle idée ne se formerait-on pas de la. nation qui en faisait sa lecture favorite ? On se représenterait sans doute un peuple d’une galanterie beaucoup trop exaltée, mais plein de fierté, de noblesse, de grandeur d’âme, susceptible, en un mot, de sentiments assez élevés pour ne se plaire qu’au récit des actions les plus héroïques... d’alissot est charmant, en vérité, et digne assurément d’admirer Cassandre et Cléopâtre.

Les deux romans de La Calprenède ont été traduits en italien ; on a fait trois abrégés de Cléopâtre, publiés en 1668,1769 et 1789. Nous croyons même que ces romans ont reparu de nos jours, sous un nouveau costume et sur une scène qui replaçait à leur véritable point de vue les héros du romancier gascon. Les grands coups d’épée de ces personnages n’ontils pas été renouvelés par les Trois mousquetaires de M. Alex. Dumas ?... Mais ici avec quel esprit, quelle verve, quelle concision, pourrions-nous dire, s’il suffit, pour qu’un ouvrage soit concis, qu’il ne soit jamais ennuyeux l

Cléopâtre, tragédies de divers auteurs. La vie et la mort de Cléopâtre ont été plusieurs fois mises au théâtre : io par Jodelle, en 1552, dans une pièce intitulée :’ Cléopâtre captive ; 2° par Belliard, en 1578, sous le titre de : les Délicieuses amours de Marc-Antoine et de Cléopâtre ; 3° en 1594, à Lyon, par Nicolas Montreux ; 4° en 1636, par Benserade ; 5° en 1677, par La Thorillère, sous le titre de MarcAntoine ; 6° par Chapelle, en 1680, sous le titre de : la Mort de Cléopâtre, représentée d’abord sur le théâtre de la me Guénégaud, puis reprise en 1723 ; 7° par Marmontel, en 1750 ; 8° par Alexandre Soumet, en 1824 ; 9° enfin, par Mme de Girardin, en 1847. L’histoire n’offre peut-être pas de sujet qui ait été traité plus souvent que celu ; de Cléopâtre. Nous allons analyser, en suivant l’ordre chronologique, le3 pièces de Jodelle, de Chapelle, de Marmontel, de Soumet et de M m» Emile de Girardin.

Cléopûire captive, tragédie de Jodelle (1552). Jodelle avait vingt ans lorsqu’il hasarda sur la scène cette tragédie, non pas traduite, mais imitée des anciens, dont il voulait ressusciterle théâtre. Bien qu’elle comprenne cinq actes, elle renferme peu ou point d’action ; c’est le simple récit dialogué des événements qui suivirent la défaite et la mort d’Antoine et le triomphe d’Octave, qui fut cause du suicide de Cléopâtre. Cette histoire est trop connue pour qu’il soit nécessaire d’analyser la pièce. Le retentissement qu’eut sa représentation est une date dans l’histoire littéraire. Quelle joie pour tous les savants et les membres de ta pléiade de Ronsard de retrouver sur la scène, de voir vivre et d’entendre parler ceS personnages de l’histoire ancienne, qui leur étaient familiers. Auteur et acteurs, dans l’ivresse de leur succès, se décernèrent à eux-mêmes un triomphe aussi classique que leur pièce. Dès que le cinquième acte fut terminé au milieu des applaudissements, ils partirent pour Ar CLEO

cueil ; là, dans un joyeux festin, ils amenèrent un bouc couronné de lierre et de fleurs, en l’honneur du poète français et en souvenir de Thespis, et Baïf chanta un pœan moitié grec, moitié français, à la louange de Bacchus et de Jodelle.

Des pasteurs protestants ayant accusé Jodelle d avoir poussé l’imitation des coutumes païennes jusqu’à l’immolation du bouc, il leur répondit par ce récit de la fête d’Arcueil : Jodelle ayant gagné par une voix hardie L’honneur que l’homme grec donne à la tragédie, Pour avoir, en haussant le bas style français, Contenté doctement les oreilles des rois, La brigade, qui lors au ciel levoit la teste (Quand le temps permettent une licence honnes(e), Honorant son esprit gaillard et bien appris, Luy lit présent d’un bouc, des tragiques le prix. Jà la nappe étoit mise, et la table garnie Se bordoit d’une saincte et docte compagnie. Quand deux ou trois ensemble, en riant, ont pousse" Le père du troupeau à long poil hérissé. Il venoit à grands pas ayant la barbe peinte, D’un chapelet de fleurs la teste il avoit ceinte, Le bouquet sur l’oreille et bien fier 6e sentoit De quoy telle jeunesse ainsi le présentoit. Puis il fut rejeta pour chose méprisée, Après qu’il eut servi d’une longue risée, Et non sacrifié, comme tu dis, menteur, De telle fausse bourde impudent inventeur.

Cet enthousiasme qu’excita la Cléopâtre de Jodelle était-il bien mérité ? M. Sainte-Beuve, dans son Histoire de la littérature française au xvie siècle, s’est chargé de la réponse : « Si l’on dégage cette tragédie de tout cet appareil poétique, ou, si l’on veut, de tout cet attirail pédantesque, si on l’estime en elle-même et à sa propre valeur, voici ce qu’on remarque : nulle invention dans les caractères, les situations et la conduite de la pièce ; une reproduction scrupuleuse, une contrefaçon parfaite des formes grecques, l’action simple, les personnages peu nombreux, des actes fort courts, composés d’une ou deux scènes entremêlées de chœurs, la poésie lyrique de ces chœurs bien supérieure à celle du dmlogue, les unités de temps et de Ueu observées, moins en vue de l’art que par un effet de l’imitation, un stylo qui vise à la noblesse, à la gravité et qui ne la manque guère que parce que la langue lui fait faute. » Telle est, en effet, l’impression que laisse dans l’esprit la lecture de la Cléopâtre de Jodelle. À la manière dont elle est construite, on serait tenté de croire que la partie tragique n’a été composée qu’en vue de la partie lyrique, et que l’important aux yeux de Jodelle était le chœur. Sachons-lui gré d’avoir peu pindarisé, . et de s’être plutôt appliqué à faire du français une langue littéraire, une langue illustre, aulique, pour nous servir de l’expression de Dante-Quelques citations feront mieux comprendre l’esprit de la tragédie de" Cléopâtre. La reine entre en fureur contre un esclave, lui arrache les cheveux, le roue de coups :

Ah ! faux meurtrier 1 ah ! faux traître ! arraché

Sera le poil de ta téta cruelle.

Que plût aux dieux que ce fût la cervelle. (Elle h bat.)

Tiens, traître, tiens, de quoi m’accuses-tu ?

Mo pensais-tu veuve de ma vertu

Comme d’Antoine ? Ah ! traître 1

L’esclave supplie Octave d’implorer en sa faveur, et le royal amant, qui assiste à cette petite scène de famille, laisse échapper cette exclamation qui n’est pas dénuée de philosophie :

.... Oh ! quel grinçant courage ! Mais rien n’est plus furieux que la rage D’un cœur de femme. Eh bien donc, Cléopâtre, N’êtes-vous pas jà saoule de le battre ? La reine compose elle-même son épitapho et celle d’Antoine :

Ici sont deux amants qui, heureux en leur vie, D’heur, d’honneur, de liesse ont leur âme assouvie ; Mais enfin, tel malheur on leur vit encourir, Que le bonheur des deux est bientôt de mourir.

Pasquier nous apprend que la pièce eut un grand succès, -non-seulement devant le rot Henri II, à l’hôtel de Reims, mais « encore au collège de Boncourt, où toutes les fenêtres étaient tapissées d’une infinité de personnages d’honneur, et la cour si pleine d’écoliers, que les portes du collège regorgeaient. »

Cléopâtre (la mort de), par Chapelle (1680). Cette tragédie n’est pas sans valeur. On y remarque des scènes vraiment pathétiques, celle d’Antoine avec Cléopâtre, notamment. Plusieurs descriptions, celle de la bataille d’Actium, entre autres, accusent chez Chapelle un sentiment élevé et une réelle grandeur. La simple lecture de cette pièce prouve que l’auteur avait fait une étude approfondie de son sujet. Les personnages ont bien le caractère que leur donne l’histoire ; le rôle d’Octave est tracé de main de maître. Cette tragédie rappelle un épisode dont Baron fut le héros. Le comédien d’A, ubervilliers, jaloux du succès de Baron lui présente une épée dont la pointe n’était pas émoussée. La ■ blessure aurait pu être mortelle ; Baron en fut heureusement quitte pour une égratignure. On ne peut beaucoup en vouloir à d’Aubervilliers de cette perfidie, car son caractère était aigri par les injustices de la nature et la malice des hommes..., des femmes du moins. L’infortuné ne pouvait paraître devant Mul la Dauphine sans "qu’elle se récriât aussitôt sur sa laideur. Ce supplice dura longtemps, et