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d’assassinats de famille, dont leur illustre chef, le glorieux fils aîné de l’Église, avait donné l’exemple. Mais cette histoire n’appartient pas à notre sujet. Nous n’avons à rechercher que ce que devint sous leur règne le régime municipal.

En se fixant dans les Gaules, les Francs y renouvelèrent-ils toutes les institutions préexistantes ? Non, certainement : ils n’y avaient d’abord aucun intérêt. De la conquête, ce qu’ils recherchaient, c’étaient les profits et non les charges. Mettre la main sur l’or et l’argent, les vêtements, les meubles, les bestiaux, les hommes et les femmes, puis se partager entre eux les esclaves et le butin, fut d’abord leur principale affaire. La propriété du sol les tentait même moins que les richesses mobilières. On ne voit pas que les propriétaires aient été dépossédés en masse. Seul, l’ager publicus, qui à la vérité était considérable, passa tout entier dans le domaine royal ou fut réparti à titre de part de prise entre les conquérants. Quant à imposer leurs propres lois aux vaincus, les Francs n’y songèrent même pas. Ils y eussent été d’ailleurs impuissants. Leurs lois, toutes personnelles et faites pour des camps plus que pour des cités, étaient trop grossières pour s’appliquer à des peuples d’une civilisation plus raffinée. Les ordonnances des successeurs de Clovis, Thierry, Clotaire Ier, Childéric, laissent à chaque contrée, ses coutumes particulières. La loi salique et la loi ripuaire ne régissent que les Francs ; le Romain continue à être jugé selon la loi romaine. En ce qui concerne l’administration proprement dite, le comte franc se substitue à l’officier romain, et tout est dit.

Du silence que gardent les ordonnances royales de la première race sur le sort des cités, l’un de nos historiens les plus érudits, l’abbé Dubos, infère que rien d’essentiel ne fut chargé à leur organisation. L’un de ses successeurs, M. Raynouard, va plus loin. Partout où il trouve, dans le cours du VIIe et du VIIIe siècle, des noms, des titres, des formules, des familles curiales et sénatoriales, il voit le municipe romain tout entier. Pour lui, l’invasion n’est qu’un fait accidentel, bien mieux un fait providentiel dont il accepte sans regret toutes les conséquences. Avec l’autorité d’un savoir plus étendu et d’une critique plus sûre, M. de Savigny conclut dans le même sens. Mais ne se font-ils pas illusion ? Et ce qu’ils prennent çà et là pour le municipe romain, ne serait-ce pas ses débris, des ombres plutôt que des réalités ? Si les villes n’eussent rien perdu de leurs anciennes franchises, comment s’expliquerait-on le mouvement spontané et les efforts héroïques d’où sortirent en Italie, en France et dans les Flandres, les communes du moyen âge ?

Ce qui prête jusqu’à un certain point un air de vérité à la théorie de l’abbé Dubos, c’est que l’état social ne fut point bouleversé partout en même temps, ni au même degré. Il faut donc distinguer les époques et les lieux.

Du Rhin à la Seine, où des invasions désordonnées se succédèrent pendant plusieurs siècles, les violences furent sans bornes et les spoliations sans limites. Saccagées, dévastées (Trêves l’avait été jusqu’à sept fois), les cités perdirent, avec leurs richesses, toute leur indépendance. Seuls, deux municipes célèbres, Arras et Cologne, surnagent dans ce naufrage, et deviendront dans le nord, à l’époque de la Renaissance, le type des communes nouvelles.

Dans la Gaule centrale, la conquête, sous la conduite d’un seul chef, prend un caractère plus politique. Déjà plus clair-semés, les conquérants durent composer avec leurs auxiliaires, les évêques, protecteurs naturels des peuples et défenseurs légaux des municipalités. On voit, en effet, même longtemps après la conquête, les villes métropolitaines, telles que Bourges, Orléans, Tours, Angers, Périgueux, etc., s’administrer elles-mêmes, battre monnaie, armer des milices, soutenir des sièges, livrer des batailles, vivre enfin comme de petites républiques, sous la tutelle de leurs évêques, élus des peuples et seuls assez puissants pour contrebalancer l’autorité du gouverneur royal. Dans sa lutte contre le comte Linduste, Grégoire de Tours, l’illustre père de notre histoire, en donne un remarquable exemple. Mais, quoique aussi libres en droit, les villes moins importantes et moins protégées étaient-elles aussi libres en réalité, quand aucun acte de la puissance législative ne limitait les pouvoirs du comte et qu’aucune force publique ne garantissait les droits des citoyens ? Municipalité, curie, magistrats, défenseurs de la cité, tout cela subsiste encore. On tient toujours registre des actes municipaux, et les citoyens continuent à y faire insérer leurs actes : les formules de Marculfe et de Lindenbrog ne laissent aucun doute à ce sujet ; mais recueillir des testaments et leur donner la forme authentique était la moindre des attributions municipales ; et lorsque, à Paris même, Chilpéric Ier pouvait impunément enlever de force à leurs familles trois ou quatre, mille bourgeois et artisans pour en composer le cortège de sa fille Ragonthe, on se demande quel frein devait s’opposer ailleurs aux violences d’hommes cupides, féroces, irresponsables et tout-puissants.

Au delà de la Loire et vers le Rhône, les flots de l’invasion, affaiblis dans leur cours, vinrent se heurter aux débris de l’État romain, d’autant plus consistants qu’ils avaient été reliés et restaurés par deux gouvernements réguliers. La résistance y fut longue et opiniâtre. Depuis Clovis jusqu’à Pépin le Bref, les Francs ont fait quatre fois la conquête de la Gaule méridionale ; mais ils y ont plutôt campé qu’ils ne s’y sont établis. Quand les quatre fils de Clotaire Ier, et plus tard les trois survivants d’entre eux, se partagent une à une les villes de l’Aquitaine et de la Provence, c’est d’une possession nominale qu’il s’agit plus que d’une souveraineté réelle. Jusqu’au démembrement de l’empire de Charlemagne, les cités restent indépendantes. On en a des preuves nombreuses. Lors de la conspiration de Gondowald, en 582, comme plus tard sous l’invasion arabe, c’est le corps municipal, l’évêque en tête, qui, à Bordeaux, à Dax, à Bazas, etc., etc., délibère et traite des conditions de la soumission. À Marseille, l’évêque lui-même ne jouit que d’un pouvoir limité. L’évêque Théodore et le duc austrasien Gondulfe ne pénètrent dans la ville qu’après avoir sollicité la curie et les citoyens. Mais Marseille était une ville à part. La cité opulente et sage, aux six cents sénateurs, qui avait mérité l’honneur d’être proposée par Cicéron comme modèle à Rome même, ne céda jamais ni à roi ni à comte la moindre parcelle de ses libertés.

Mais cette diversité de situations dura peu, et le régime municipal finit par se transformer, au Midi comme au Nord, sous l’influence des institutions d’origine germanique. Au VIIIe siècle, à l’avènement des rois francsde la seconde race, la curie romaine n’existe plus qu’à l’état de souvenir et de regrets. Çà et là d’obscurs magistrats se parent encore du titre de sénateur ou de décurion ; mais ils ne figurent même pas dans la nomenclature des pouvoirs publics, et dans leurs fonctions, autrefois si nombreuses, voici le changement qui s’est opéré.

La juridiction a passé au pouvoir souverain, et c’est un comte, représentant du roi, qui rend la justice en son nom. Il en devait être ainsi ; car s’il est un principe incontesté du droit ancien comme du droit moderne, c’est que la justice, cet attribut suprême de la souveraineté, appartient au prince qui gouverne. Et les rois francs étaient d’autant moins disposés à abandonner ce droit, qu’ils en recueillaient les bénéfices, les peines criminelles se traduisant en amendes au profit de leur trésor.

En Germanie, le comte (graf) était juge au civil et au criminel. Il se faisait assister par les principaux chefs de familles réunis en assemblées (mâl, placitum), grossière image de nos jurys modernes. En transportant dans les Gaules cette institution propre à la race germanique, le graf choisit tout naturellement pour assesseurs les anciens décurions, souvent désignés alors sous les noms de bons hommes. de fortes cautions, etc. La curie participe donc encore aux jugements ; mais sa voix n’y est pas prépondérante. Le comte ou son agent se borne à recueillir les suffrages et décide seul.

C’est aussi le comte qui recouvre l’impôt d’après les indications de ses assesseurs.

Quant à l’administration intérieure des cités, il est permis de croire que les bons hommes n’en sont pas exclus ; mais le vrai magistrat, c’est l’ancien défenseur de la cité, l’élu du peuple, l’évêque. Aux évêques du VIe et du VIIe siècle sont dus un grand nombre de travaux d’utilité publique, édifices, ponts, canaux, aqueducs, exécutés sans doute à l’aide des revenus des villes qu’ils administraient.

L’état précaire et mal défini dans lequel vécurent les cités sous les rois francs de la première race ne pouvait convenir au grand organisateur qui poussa jusqu’à la manie le génie de la réglementation. Avec Charlemagne apparaît, sous le nom d’échevins (scabini), une institution nouvelle, qui diffère peu de l’ancien municipe. En effet, les échevins sont tout à la fois administrateurs et juges, et le peuple concourt à leur élection. Mais, comprimés entre la juridiction jalouse des comtes et la puissance toujours croissante des évêques, les échevins sont bientôt condamnés à l’impuissance, et, dans le chaos qui suit le démembrement de l’empire de Charlemagne, c’est à peine s’il reste trace de leur autorité.

Chacun sait comment se termina la guerre engagée depuis les premiers temps de la monarchie entre les rois francs et les leudes ou comtes. Ceux-ci visaient à l’indépendance absolue. Dans leurs mains, les domaines concédés à titre précaire, les bénéfices, les offices mêmes, tendaient à devenir héréditaires. Les droits régaliens étaient usurpés. À la mort de Dagobert Ier, la royauté n’était déjà plus qu’une ombre. Obligés d’appuyer leur ambition sur l’ambition de tous, les maires du palais ne parvinrent au trône qu’en en vendant les débris à leurs auxiliaires. Contenues un instant par le bras vigoureux de Charlemagne, les prétentions des comtes se font jour de nouveau sous ses faibles successeurs, et sont enfin reconnues par le traité de Kiersy (855), véritable abdication de la royauté au profit de la féodalité.

Par un chemin différent, le pouvoir spirituel était arrivé au même but. À l’exemple de son aïeul Chilpéric, Dagobert avait bien pu ressaisir une partie des biens trop libéralement distribués aux églises ; mais, quand Charles Martel voulut entreprendre de longues guerres pour restituer à la monarchie les provinces qui s’en étaient détachées, il ne put se procurer des armées qu’en donnant à ses leudes les bénéfices ecclésiastiques. De là les évêques possesseurs de grands fiefs, barons et soldats. Dès lors, ne cherchez plus en eux cet ancien défenseur de la cité qui la protégea dans les mauvais jours. Le défenseur est devenu un comte féodal, et, dans l’éclipse de la royauté, pendant trois siècles, il n’y a plus que deux pouvoirs, absolus, sans règle et sans frein : le comte dans son château fort et l’évêque dans sa ville métropolitaine.

Il ne nous appartient pas de décrire tous les maux que déchaîna sur le monde la tyrannie féodale. Nous nous bornerons à rechercher ce qu’était devenu dans ces temps de misère et d’humiliation le régime municipal.

Dans les campagnes, le joug est écrasant, l’oppression sans mesure. L’immense majorité des propriétés rurales appartient au roi, au clergé ou aux seigneurs. Çà et là quelques propriétaires libres, et encore sont-ils contraints, pour se soustraire aux ravages des gens de guerre, de se vendre, eux et leur postérité, à quelque tyranneau qui achèvera leur ruine et ne les protégera nullement. Les habitants sont serfs. Au centre d’un bourg s’élève la tour crénelée du seigneur ; alentour, les maisons occupées par la classe nombreuse de la domesticité ; plus loin, éparses et non groupées en village comme de nos jours, les chaumières des serfs, chacune entourée du lot que peut cultiver une famille. Là, nuls vestiges de liberté. Les liens sociaux sont rompus. L’homme y est étranger à l’homme : non, il n’y a plus d’hommes, il n’y a que des choses. D’administration, pas de trace ; il n’y a rien à administrer. La justice civile, s’il est besoin de justice où il n’y a ni droits ni intérêts à détendre, la justice est rendue par l’homme du comte, major villœ. La haute justice est réservée au comte lui-même ou à ses baillis et sénéchaux. L’espèce humaine tombe à un tel degré d’abrutissement qu’on peut douter qu’elle s’en relève jamais.

Les villes sont moins foulées. Mais si les marchands et les artisans qui les habitent échappent au servage de la glèbe, un autre genre de servitude n’en vient pas moins les atteindre jusque dans leur demeure. Ils sont hommes de corps, et ils appartiennent si bien au seigneur, que celui-ci peut les vendre ou en faire l’objet de gracieusetés à ses voisins. On élit encore des échevins, mais les pauvres élus sont eux-mêmes hommes de corps, et il n’y a en réalité point d’autre magistrat municipal que le vicaire du comte ou le vidame de l’évêque.

L’état de choses que nous venons d’esquisser n’était point particulier à telle ou telle contrée. La servitude était universelle. La féodalité couvrait de son réseau l’Occident tout entier.

En France, elle ne rencontrait plus ni obstacles ni résistances.

En Italie, les empereurs francs faisaient presque regretter les rois lombards.

En Espagne, depuis la funeste bataille de Guadalète (507), le vali arabe avait chassé les officiers municipaux, et la liberté n’avait trouvé asile que dans les vallées étroites des Pyrénées. C’est de là que nous la verrons s’élancer pour reconquérir la péninsule, mais au profit de l’absolutisme, et huit siècles d’héroïsme aboutiront à la honteuse déroute de Villalar en 1521.

Dans la Grande-Bretagne, où d’ailleurs elles n’avaient jamais jeté de profondes racines, les institutions romaines avaient été balayées par les invasions anglo-saxonnes, et les communes sont postérieures à la conquête des Normands.

En Allemagne, enfin, les villes étaient rares, et, sauf deux ou trois municipes célèbres, tels que Cologne et Strasbourg, tout obéit et se tait.

Par un sentiment de fierté assurément très-légitime et que nous avons à peine la force de combattre, un certain nombre de villes en France prétendent avoir vaillamment défendu et précieusement conservé pendant tout le cours du moyen âge leurs antiques franchises. Ce sentiment a trouvé un organe passionné dans l’un de nos historiens les plus estimables, M. Raynouard. À l’appui de sa thèse, l’historien poète accumule un luxe de preuves, ou plutôt de fragments de preuves, à faire illusion. Nous ne contesterons point l’existence des citoyens-seigneurs de Périgueux, des prud’hommes de Bourges, des juges et chefs d’Arles, des consuls de Toulouse, des podestats de Nîmes, des bourgeois-chevaliers de Narbonne et de Perpignan. Mais la servitude peut exister sous les dehors de l’indépendance. Et, puisqu’il s’agit surtout de la France méridionale, à l’opinion de M. Raynouard nous opposerons celle du savant auteur de l’Histoire du Languedoc, dom Vaissette, qu’il invoque lui-même par la plus étrange des contradictions :

« L’usurpation des ducs et comtes acheva d’opprimer les villes municipales qui pouvaient conserver encore quelques restes des libertés dont elles avaient joui sous les Romains. Il parait que la forme de leur gouvernement avait déjà été altérée tant sous les rois visigoths que sous nos rois des deux premières races, puisque les princes les faisaient gouverner par des comtes ou officiers subalternes. Nous trouvons cependant, sous la deuxième race, dans les chartes et dans divers endroits des capitulaires, mention des échevins, quoique, à dire le vrai, ce fussent proprement des juges obligés de se trouver aux assises avec le comte (assesseurs). Mais, depuis que les comtes se furent rendus maîtres absolus, nous ne trouvons presque plus aucun vestige des anciennes prérogatives municipales, et, quoique les peuples des principales villes aient toujours conservé leur administration, ils furent entièrement assujettis au gouvernement despotique des comtes héréditaires ou de leurs officiers, jusqu’à ce que les seigneurs les rétablirent enfin dans leurs premiers privilèges, etc., etc. »

Là était le fond des choses ; mais la patience humaine a ses limites, et, après les trois siècles si justement nommés siècles de fer, nous voyons poindre enfin l’aurore du monde nouveau. Et ce qui s’annonce au son des cloches et des beffrois de Milan, de Bruges et de Laon, ce n’est point, comme semble le penser M. Raynouard, un simple changement dans les formes administratives : c’est une révolution.


— IIIe période. Renaissance, apogée et décadence des communes. Le caprice des hommes substitué à l’autorité des lois n’a jamais fondé d’édifice durable. La féodalité s’était constituée en usurpant, d’une part, les droits du prince, et en supprimant, de l’autre, les libertés des citoyens. Si fortement qu’elle fût organisée, elle devait succomber un jour sous les efforts réunis de ses deux ennemis naturels.

De quelles contrées devait partir le signal de la délivrance ? Évidemment de celles où s’étaient le mieux conservées les traditions de la liberté.

Plus qu’aucune autre province de l’empire, l’Italie avait été en proie aux invasions. Hérules, Ostrogoths, Lombards et Francs y avaient tour à tour amoncelé les ruines. Pendant cette période malheureuse, les villes destinées à exercer plus tard une grande influence sur la civilisation européenne n’ont pas même une histoire. Un trait commun à tous les guerriers venus du Nord, c’est qu’ils détestaient les villes. La vie sociale répugnait à leurs instincts demi-sauvages. Ils se sentaient mal à l’aise et comme en prison dans des murailles. Les villes furent démantelées, et, tandis que les campagnes se couvraient de châteaux fortifiés, les cités ouvertes offraient un butin facile aux Hongrois et aux Sarrasins. Aussi, à quel degré de misère et d’abaissement n’étaient-elles pas tombées ! Qu’on en juge par les suppliques des habitants de Brescia, de Vérone, de Modène, aux trois quarts dépeuplées, implorant comme une grâce, et souvent en vain, la permission de relever à leurs frais leurs murailles pour se garantir des incursions des Hongrois !

Cependant les souvenirs d’un passé glorieux se perpétuaient à travers la misère des temps. Rome n’était pas oubliée. L’idée de la patrie, cette image surhumaine que Rome gravait si profondément au cœur de ses citoyens, avait survécu aux désastres. Vainement les rois lombards avaient-ils substitué aux anciens consuls municipaux une sorte d’échevins (sculdaesi, schullein) analogues aux échevins des rois francs, et dépourvus comme ceux-ci de toute autorité réelle, les citoyens n’attendaient qu’une circonstance opportune pour se relever d’une longue déchéance. L’occasion se présenta enfin ; ils la saisirent avidement. De grands exemples les y avaient d’ailleurs préparés.

Ce n’est pas de l’ancienne capitale du monde devenue le centre de la chrétienté, ce n’est pas de Rome que partit le signal, bien que la liberté n’y eût pas sombré tout à fait. Nous avons vu le sage Théodoric restaurer les municipes et étendre leurs privilèges. Maîtres de l’Italie centrale, les rois lombards s’abstinrent d’entrer à Rome, on ne sait trop pourquoi. La conquête en était facile : les empereurs d’Orient, dont l’attention était absorbée par des périls plus rapprochés, abandonnaient à ses propres forces une ville qu’ils ne pouvaient plus défendre. Au VIIe et au VIIIe siècle, Rome présente un aspect singulier. Sous la souveraineté nominale d’un empereur inconnu, c’est une république gouvernée par des souvenirs plus que par des lois positives. Entre la noblesse et le peuple, tes pouvoirs sont mal définis. Au-dessus de tous plane l’élu de tous, le pape, que l’on peut, au point de vue municipal, considérer comme une espèce de défenseur de la cité, puisqu’il exerce le pouvoir modérateur, pacificateur et sans attributions précises, qui était l’essence de cette ancienne magistrature. Des choix heureux, une science profonde, des mœurs pures donnèrent aux papes, pendant deux siècles, un grand ascendant moral dont la liberté n’eut pas à souffrir. Sous le pontificat de Grégoire III (731-741), Rome est encore l’une des villes les plus libres et les plus heureuses de l’Occident. Mais le pape devient un souverain temporel, et soudain tout change dans la république de l’Église (c’est ainsi qu’elle se qualifiait elle-même). Avec le domaine éminent et le domaine utile de l’exarchat et de la Pentapole, le moine humble et pauvre qui occupait la chaire de saint Pierre se trouve être subitement l’un des plus riches et des plus puissants barons de la chrétienté. Il distribue à son tour des fiefs à son clergé, qui prend les mœurs farouches des gentilshommes. À Rome comme en France, le défenseur de la cité en devient l’oppresseur. Ce n’est plus l’austérité des mœurs, ce n’est plus le prestige de la science ni la grandeur du caractère qui crée des titres au rang suprême. L’intrigue fait les papes, et la galan-