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DELA

alors d’esprits distingués. Soutenu par ces encouragements, il se livrait avec ardeur à ces études qui complètent si bien à vingt ans. l’instruction un peu sommaire du collège ; il se familiarisait avec les grands écrivains de toutes les époques et développait ainsi ses rares facultés. Il n’attendait qu’une occasion de prouver, sinon par un succès, au moins par un essai, qu’il était digne de la bienveillance dont on lui donnait tant de preuves. Les concours académiques étaient très-suivis à cette époque. Casimir envoya un poëme intitulé : Charles XII à Narva. Cette production, où se retrouvent, au moins en germe, les grandes qualités de notre poète, n’obtint qu’une mention honorable. Cette récompense modeste était encore un encouragement. L’année suivante, l’Académie avait donné comme sujet de concours la Découverte de la vaccine ; Casimir obtint cette fois un accessit. Il faut en convenir, le sujet n’avait rien de bien poétique, et il faut savoir gré à Casimir d’avoir orné sa description technique de l’opération de la vaccine de quelques vers élégamment tournés et qui indiquent ce soin minutieux, cette étude consciencieuse qu’il apportait à toutes ses œuvres. Mais les travaux littéraires n’absorbaient pas tellement le poète qu’il ne suivît d’un regard ému les graves événements qui se préparaient pour la France. Les heures douloureuses étaient venues, en effet. Casimir sentit vivement le malheur qui accablait notre pays. Il fut surtout indigné de la joie qu’inspirait même en France la victoire de nos ennemis. C’est alors que, n’écoutant que son courage et son enthousiasme, il écrivit sa première messénienne, cet admirable dithyrambe qui devait consoler les vaincus et les venger. La Bataille de Waterloo fit le tour de la France et y excita partout des transports d’admiration. Le début était plein de majesté et de grandeur, et la dernière strophe contenait une prophétie dont l’accent énergique faisait une menace.

    Ils ne sont plus, laissez en paix leur cendre.
Par d’injustes clameurs ces braves outragés
A se justifier n’ont pas voulu descendre ;
    Mais un seul jour les a vengés :
    Ils sont tous morts pour vous défendre.
. . . . . . . . . . . . . .

Et vous, peuples si fiers du trépas de nos braves.
      Vous, les témoins de notre deuil.
      Ne croyez pas, dans votre orgueil,
Que, pour être vaincus les Français soient esclaves ;
Gardez-vous d’irriter nos vengeurs à venir ;
Peut-être que le Ciel, lassé de nous punir.
      Seconderait notre courage,
      Et qu’un autre Germanicus
Irait demander compte aux Germains d’un autre âge,
      De la défaite de Varus !

Et cette sévère leçon de modération, ce noble hommage au courage malheureux, paraissait en juillet 1815, au lendemain de Waterloo ! Mais la France entrait seulement dans cette voie douloureuse d’humiliations qui firent saigner tant de cœurs généreux. Maîtres de Paris et de la France, les alliés voulurent user de représailles. Nos musées étaient devenus l’asile des chefs-d’œuvre des arts à toutes les époques ; non contents de reprendre les chefs-d œuvre que nous avait donnés la victoire, les alliés enlevèrent des statues, des tableaux qui appartenaient à la France. Un long cri d’indignation retentit dans le pays. C’est encore Casimir qui s’en fit l’écho. Il publia sa seconde messénienne (la Dévastation du musée.) On y retrouvait le même patriotisme, la même éloquence, la même énergie, la même insouciance des dangers que pouvait s’attirer le poète. Il débute ainsi :

La sainte vérité qui m’échauffe et m’inspire
Écarte et foule aux pieds les voiles imposteurs ;
Ma muse de nos maux flétrira les auteurs,
     Dussé-je voir briser ma lyre
Par le glaive insolent de nos libérateurs.

Citons aussi la dernière strophe, pleine de ce haut dédain qui fait le vainqueur si petit devant le vaincu :

Croit-il (l’étranger) anéantir tous nos titres de gloire ?
On peut les effacer sur le marbre ou l’airain :
Qui les effacera du livre de l’histoire ?
Ah ! tant que le soleil luira sur vos États,
Il doit en éclairer d’impérissables marques :
Comment disparaîtront, ô superbes monarques,
Ces champs où les lauriers croissaient pour nos soldats ? Allez, détruisez donc tant de cités royales,
Dont les clefs d’or suivaient nos pompes triomphales !
      Comblez ces fleuves écumants,
Qui nous ont opposé d’impuissantes barrières ;
Aplanissez ces monts dont les rochers fumants
Tremblaient sous nos foudres guerrières.
Voilà nos monuments ! C’est là que nos exploits
Redoutent peu l’orgueil d’une injuste victoire,
Le fer, le feu, le temps, plus puissant que les rois,
      Ne peut rien contre leur mémoire.

Le succès de cette messénienne dépassa peut-être celui de la première. La France salua en Casimir Delavigne son poëte national. Ne méritait-il pas ce beau titre celui qui justifiait si bien ces vers d’une autre messénienne :

J’ai des chants pour toutes ses gloires,
Des larmes pour tous ses malheurs !

La chute de l’empire avait entraîné la retraite du comte Français, et, privé de son protecteur, Casimir Delavigne avait dû quitter l’administration des droits réunis. Au surplus, son attachement aux gloires que proscrivait la Restauration, son éclatant hommage à des hommes que l’on n’appelait plus que les bandits de la Loire, ses imprécations contre les étrangers auxquels les Bourbons de la branche aînée devaient leur couronne et les courtisans leurs bénéfices, tout cela n’était pas fait pour attirer sur le poëte la bienveillance du pouvoir. Et cependant c’est à son courage, à son généreux et ardent patriotisme qu’il dut la protection d’un homme d’État que ses contemporains ont diversement jugé, le baron Pasquier, plus tard chancelier de France, et qui était alors garde des sceaux. Il lut avec un vif intérêt les trois messéniennes, et en voulut connaître l’auteur. Casimir lui fut présenté. Le baron Pasquier, dont l’esprit fin était célèbre, fut enchanté de son entrevue avec le poëte, et, pour s’attacher un homme dont il appréciait très-justement la valeur, il créa en sa faveur une place de bibliothécaire de la chancellerie, véritable sinécure qui permettait à Casimir de se livrer sans souci matériel à ses travaux littéraires.

Le jeune poëte comprenait que ces facilités lui imposaient plus impérieusement l’obligation de réussir et de produire des œuvres sérieuses. Il avait écrit une tragédie dont le sujet, emprunté à Euripide, n’avait présenté qu’un faible intérêt sur notre scène. Avec une modestie que le succès des Messéniennes rendait plus remarquable, Casimir condamna lui-même son œuvre et chercha dans notre histoire nationale un épisode dramatique. Un passage d’une chronique lui donna le sujet des Vêpres siciliennes. Cette tragédie achevée, il la présenta au comité de la Comédie-Française. Le poète croyait avoir accompli la partie la plus pénible de sa tâche ; il n’était qu’au début de cette série d’ennuis, de traverses, de tribulations de toute espèce que l’écrivain doit subir depuis le moment où l’œuvre éclot dans son cerveau jusqu’à l’heure de la représentation. MM. les comédiens du roi laissèrent longtemps les Vêpres siciliennes dans les cartons. Sollicités par de hauts personnages, ils se décidèrent pourtant à la lire ; mais, malgré ses grandes beautés de style, malgré l’éclat de la poésie, ils ne la reçurent qu’à correction. Cet arrêt signifiait que la pièce devait être remaniée suivant les indications du comité. Au reste, l’arrêt était motivé suivant l’usage. Une jeune sociétaire, plus célèbre pour sa beauté que pour son talent, motivait ainsi son vote : « Je refuse l’ouvrage, parce que je la trouve mal écrite. » Tous les membres de l’aréopage n’étaient cependant pas de cette force, et l’un des bulletins portait ce jugement prophétique : « Je reçois cet ouvrage malgré ses défauts ; j’y trouve la preuve que l’auteur un jour écrira très-bien la comédie. » Ce bulletin était de Thénard, qui tenait l’emploi de premier comique, le successeur très-applaudi de Dugazon. Ainsi, à une époque où Casimir n’avait encore publié que trois messéniennes, où il présentait une tragédie, Thénard pressentait la verve railleuse, la gaieté si fine de l’auteur de Don Juan d’Autriche, des Comédiens, de la Princesse Aurélie, du Conseiller rapporteur. La sévérité du comité n’avait pas découragé Delavigne ; il s’était remis avec ardeur au travail, et quelques mois après il présentait de nouveau sa tragédie. Cette fois. la consolation d’une demi-acceptation ne lui fut même pas accordée. Le refus était définitif. Il revint chez lui, désespéré, doutant de lui, prêt à renoncer à la poésie ; car c’est une des terribles épreuves de la vie littéraire, et qui payent largement les succès les plus éclatants, que ce doute, cette méfiance de soi-même qui s’empare de l’artiste à certaines heures. Le poète avait auprès de lui un ami fidèle, dévoué, croyant surtout, Germain, son frère, qui releva son courage, lui rendit l’espoir. « Le jugement qui condamne ton œuvre n’est peut-être pas sans appel, » lui dit-il. Néanmoins, pour quelque temps, Casimir ne voulut pas revenir au théâtre. Son échec à la Comédie-Française avait laissé dans son esprit un doute que fortifiait encore sa modestie. Il se présenta bientôt une occasion de contrôler l’arrêt du comité. L’Académie avait mis au concours cette thèse : « Le bonheur que procure l’étude dans toutes les situations de la vie. » Pressé par Germain, Casimir composa une épître. Mais, encore sous l’impression de son échec, il prit le contre-pied de la proposition académique. Avec une grâce spirituelle, il soutenait que l’étude et le travail avaient leurs dangers et leurs chagrins, que la science, la supériorité étaient souvent le motif de persécutions de toute sorte ; il citait Galilée, Cicéron, Anaxagore, tous ceux que l’obscurité et l’ignorance auraient faits moins grands, mais plus heureux. Il se plaignait des fatigues, des soucis, des inquiétudes que cause le travail, mais il s’en plaignait en souriant, et, comme fatigué d’avoir soutenu ce paradoxe, il concluait :

                        Dans l’ardeur d’un beau zèle,
Je condamnais la gloire et l’étude avec elle.
Ingrat, je blasphémais : leurs rêves séduisants
D’un orgueilleux espoir caressaient mes vieux ans,
Me promettaient déjà cette palme éclatante,
Digne prix qu’Apollon par vos mains nous présente,
Dans mon cœur épuisé réveillaient des désirs
Et réfutaient mes vers en charmant mes loisirs.
J’étais heureux enfin ; dans cette triste vie,
Où de revers si prompts la victoire est suivie.
Où nos plus doux plaisirs deviennent nos bourreaux,
L’étude après l’amour est le meilleur des maux.

Casimir, qui avait à cette époque vingt-six ans, s’était vieilli à plaisir ; il s’était donné soixante ans pour mieux se dissimuler. L’Académie y fut prise. L’épître eut un grand succès. Cependant le règlement était formel : Casimir n’avait pas traité le sujet mis au concours, il ne put donc être couronné. Toutefois, une compensation flatteuse lui était réservée. Son épître, lue en séance publique, fut couverte d’applaudissements. Ce concours fut très-remarquable. L’Académie avait reçu une autre épître sur le même sujet, mais dans les conditions du concours. La versification en était facile et élégante ; mais l’auteur, à l’encontre de Casimir qui se vieillissait, s’était donné quatorze ans !Quatorze ans, l’auteur de l’épître que l’Académie voulait couronner, quatorze ans, le poète que la docte assemblée applaudissait ! c’était une raillerie. Il fut décide qu’en raison de cette moquerie peu respectueuse, l’épître serait mise hors concours avec celle de Casimir. Néanmoins, en raison de ses beautés, elle eut le même honneur et le même succès en séance publique. Pendant qu’on lisait son œuvre au palais Mazarin, le poète mis hors concours jouait aux barres dans la cour de son collège. Il apprit par un parent qu’on l’accusait d’avoir trompé les immortels. Il fit chercher son acte de naissance et l’envoya à l’Académie. Le poète avait juste quatorze ans et deux mois et s’appelait : Victor Hugo ! Le prix fut partagé entre Saintine et Lebrun, l’accessit donné à Loyson ; Victor Hugo eut une mention honorable. Il devait ce demi-échec à ces deux vers, qui effarouchèrent la susceptibilité de l’Académie :

Moi qui, toujours fuyant les cités et les cours,
De trois lustres à peine ai vu finir le cours…

Pourquoi ne pas citer ceux qui furent le plus vivement applaudis ?

Mon Virgile à la main, bocages verts et sombres,
Que j’aime à m’égarer sous vos paisibles ombres !
Que j’aime, en parcourant vos gracieux détours,
A pleurer sur Didon, à plaindre ses amours l
Là, mon âme tranquille et sans inquiétude
S’ouvre avec plus de verve aux charmes de l’étude ;
Là, mon cœur est plus tendre et sait mieux compatir
A des maux que peut-être il doit un jour sentir.

Le succès de l’épître avait à moitié consolé Casimir Delavigne des rigueurs de la Comédie-Française. Les éloges donnés à l’élégance et à la pureté de son vers, à la grâce des images, au tour spirituel de plusieurs passages le relevaient à ses propres yeux et venaient appuyer le mot de son frère : « Peut-être le jugement qui te condamne n’est-il pas sans appel : » Mais Casimir sentait que le théâtre exige des qualités spéciales, qu’une pièce bien écrite, riche en beaux vers, peut être sans intérêt, sans action sur le public, parce qu’à la scène il faut surtout du mouvement, du pathétique, de la passion, de la vie réelle. Et ses Vêpres siciliennes ne péchaient-elles pas par ce côté ? Il était plongé dans cet état de doute et de défiance, quand éclata un événement qui devait avoir une influence décisive sur sa destinée. L’Odéon vint à brûler. Ce théâtre était dirigé à cette époque par Picard, l’auteur de la Petite ville et de quelques comédies fort applaudies de son temps, où cet écrivain avait révélé une observation fine, un esprit brillant et un peu railleur, des qualités littéraires peu communes en 1820. L’incendie de l’Odéon entraînait la ruine non-seulement de Picard, mais de nombreuses familles d’artistes et d’artisans qui tiraient leurs moyens d’existence de l’exploitation du théâtre. Plusieurs écrivains dont les pièces avaient été reçues voyaient s’évanouir leurs espérances. La désolation fut vive. Casimir Delavigne avait été présenté à Picard par Andrieux ; il s’empressa d’apporter au directeur malheureux les consolations d’un ami sincère ; mais, trop pauvre pour venir en aide à son infortune, fl ne pouvait que partager son chagrin. Louis XVIII ordonna la reconstruction du théâtre et en donna la direction à Picard. Aussitôt l’ordonnance signée, Picard s’occupa de réunir une troupe digne de figurer sur le second théâtre français, et il eut lieu de s’applaudir de son choix ; parmi ses pensionnaires figuraient Samson, Provost, Lockroy et quelques autres artistes éminents qui ont fait depuis la gloire de la Comédie-Française. En même temps, Picard cherchait des pièces pour former un nouveau répertoire. Il s’adressa à Casimir Delavigne qui n’offrit qu’avec hésitation ses Vêpres siciliennes. La pièce, présentée au comité de lecture, dans lequel siégeaient Droz, Andrieux et quelques esprits aussi distingués, fut accueillie avec la plus grande faveur, et il fut décidé que la nouvelle tragédie serait donnée pour l’inauguration du nouveau théâtre. Casimir touchait enfin à la réalisation de ses espérances, à la récompense de ses travaux. Une dernière épreuve restait à affronter : que dirait le public ? Malgré l’assurance que tout le monde lui donnait d’un grand succès, Casimir était dans une vive inquiétude. La représentation eut lieu le 23 octobre 1819. Les annales du théâtre ne nous donnent pas d’exemple d’un tel succès. Les indiscrétions des coulisses avaient marché ; on savait que l’œuvre nouvelle était signée de l’auteur des Messéniennes. L’affluence était considérable ; le théâtre regorgeait de spectateurs, la place de l’Odéon et les rues adjacentes étaient couvertes d’une foule sympathique témoignant par son attitude de son empressement, de son intérêt pour le jeune poète. À chaque acte, des spectateurs apportaient le bulletin de la bataille, et, avec les applaudissements, on entendait répéter les vers du poète. A l’intérieur, l’enthousiasme n’était pas moins vif. Chaque scène était le signal de bravos frénétiques ; quand la toile tomba sur le quatrième acte, les applaudissements éclatèrent avec une nouvelle énergie ; ils duraient encore quand le rideau se leva sur le cinquième. Le succès n’avait pas été douteux un moment de la soirée. C’est au milieu d’un silence solennel, bientôt rompu par des vivat, devant une salle debout, haletante, ivre d’enthousiasme, que le nom de Casimir Delavigno fut jeté à la foule. De ce jour, Casimir était sacré poète. Picard s’était jeté dans ses bras en lui disant avec effusion : « Mon cher Casimir, vous nous sauvez. Vous êtes le fondateur du second théâtre français. Jouissez bien de votre succès. Vous ferez sans doute encore de plus beaux ouvrages, mais vous n’obtiendrez jamais un pareil triomphe ! » Quant à lui, profondément touché des marques de bienveillance et de sympathie que tout le monde lui prodiguait, il disait à son frère : « Je suis bien heureux d’avoir trouvé à mon début dans la carrière tant d’hommes distingués qui veulent bien me donner leurs conseils et qui prennent à mes succès autant d’intérêt que moi-même. Si je réussis, c’est une dette que j’acquitterai plus tard, lorsque des jeunes gens viendront me consulter à mon tour. » Et cette promesse, il l’a tenue religieusement. Toute sa vie, il a cordialement accueilli les débutants, et il a eu souvent le bonheur de voir sa recommandation être utile à ses protégés. Bien que son cœur fût exempt de tout fiel, Casimir appartenait, comme tout artiste véritable, à ce genus irritabile vatum dont parle le poète. Son échec à la Comédie-Française avait laissé dans son âme contre ses premiers juges une irritation dont il n’était pas toujours le maître, et qui se traduisait parfois en épigrammes mordantes. Il avait, sous cette influence, écrit plusieurs scènes comiques sans lien dramatique entre elles et plutôt pour donner satisfaction à son esprit railleur que pour faire une pièce. Le succès de sa tragédie à l’Odéon, le bulletin du comédien Thénard l’engagèrent à tenter une seconde fois la fortune au théâtre. Il réunit les scènes éparses, les coordonna et porta à Picard son œuvre nouvelle les Comédiens. Elle fut jouée immédiatement avec un brillant succès. On a reproché avec raison à cette comédie la faiblesse de l’intrigue, le décousu de la composition. Ces reproches sont mérités : les Comédiens offrent plutôt une série de scènes comiques qu’une pièce dans l’acception scénique de ce mot. Mais que d’esprit, que de verve, que de raillerie de bon goût rachètent ce défaut ! Les mœurs, les usages de MM. de la Comédie-Française étaient pris sur le vif et peints avec un naturel qui ouvrait le champ aux applications personnelles. Le succès de ses deux premiers ouvrages dramatiques avait rendu à Casimir tout son courage et tout son espoir. Un livre célèbre de de Maistre, le Lépreux de la cité d’Aosle, lui donna l’idée première d’une nouvelle tragédie. Casimir conçut la pensée de mettre sur la scène un homme frappé d’une réprobation universelle, comme atteint non pas d’une lèpre physique, mais d’une lèpre morale. L’idée du paria était trouvée. C’était pour une imagination aussi brillante un admirable sujet que la lutte de cet homme qui a conservé toutes les passions, tous les sentiments des autres hommes, et qui tente vainement de goûter les joies et les bonheurs de l’humanité, dont, jusque-là, il n’a connu que les douleurs. Le Paria fut représenté à l’Odéon le 1er décembre 1821, et un nouveau triomphe vint affirmer le talent de Casimir Delavigne. Pendant les trois années qu’il venait de consacrer au théâtre, les événements avaient marché. Casimir les avait suivis avec un vif intérêt, et, se faisant encore l’écho de l’opinion publique, il avait publié plusieurs messéniennes où l’on retrouvait cette indépendance de pensée, cette défense des vaincus, cet hommage au malheur, en même temps que la beauté et l’énergie de style qui avaient ait le succès des premières Messéniennes. Il était bien resté le poète national. Ainsi, lorsque les Grecs, après une lutte héroïque, tombaient écrasés sou3 la tyrannie turque, Casimir publiait le Jeune diacre, Aux ruines de la Grèce païenne, Tyrtée aux Grecs. Quand on apprit que le grand poète anglais, que Byron, le défenseur de la Grèce, venait de mourir à Missolonghi, Casimir laissa tomber de sa plume une de ses plus belles messéniennes, À Byron. Les derniers vers respirent cet enthousiasme que l’âme du poëte ressentait si vivement :

Westminster, ouvre-toi ! Levez-vous devant elle
                              (l’ombre de Byron) !
   De vos linceuls dépouillez les lambeaux,
Royales majestés. Et vous, race immortelle,
Majestés du talent qui peuplez ces tombeaux,
Le voilà sur le seuil, il s’avance, il se nomme…
Pressez-vous, faites place à ce digne héritier !
Milton, place au poète ! Howe, place au guerrier !
   Pressez-vous, rois, place au grand homme !

La hardiesse de certains vers, qui reprochaient au gouvernement son abstention dans ces cruelles circonstances, irrita le ministère.