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PIERRE LASSERRE

particulier ; mais il reste chez l’aristocrate quelque chose d’inimitable, un art très sûr d’assigner leur vrai rang aux choses et aux personnes, de les estimer d’un point de vue plus libre et plus haut que toutes les considérations d’utilité spéciale et de mérite relatif, d’un pur point de vue de style et de goût. L’aristocrate est le dépositaire né des acquêts les plus précieux et les plus impalpables de la civilisation. On peut être meilleur logicien, meilleur grammairien, meilleur astronome que lui, mais on est un moindre civilisé, on est d’une moindre qualité humaine. C’est cette vérité qui blesse l’esclave : car son propre sentiment l’en avertit de façon bien plus irrécusable et cruelle que le fait — tout matériel — de sa domesticité. Même devenu maître par un bouleversement de l’ordre social, il la reconnaît et en souffre encore. C’est la pointe enfoncée dans son amour-propre dont il brûle de se débarrasser à tout prix. Comment ? Il ne peut rivaliser d’aisance, de liberté, d’eurythmie, d’humanité avec les maîtres. Un seul moyen lui reste : convaincre le monde que, dans leur grandeur, les maîtres sont vils et que, dans leur avilissement, les esclaves sont grands, que les apparences mentent, qu’il y a une autre beauté que la beauté visible, d’autres vertus que les vertus triomphantes, une autre gloire que la gloire, une autre force que la force,