Page:Lasserre - La Morale de Nietzsche.djvu/112

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
100
PIERRE LASSERRE

lier le devoir d’une attitude modèle avec l’obligation de rester penché sur des cornues et des grimoires ? Et, au surplus, d’où viendrait le dédain unanimement attaché à la qualification de spécialiste, si ce n’est de ce sentiment profond, que le succès, la grandeur même dans une spécialité suppose des vertus ou, si l’on veut, des défauts incompatibles avec une certaine aisance noble de la personne, avec une moralité supérieure ? Notre siècle, qui pousse jusqu’à l’idolâtrie le culte des grands spécialistes, confesse son propre errement en leur attribuant, par une phraséologie creuse, mais bien significative, je ne sais quel sacerdoce général [1].

Malheureusement la pratique des hautes spécialités développe un genre d’intelligence qui menace de se tourner en agent de dissolution et de ruine, si l’usage n’en est pas modéré, contenu en de justes limites par le sens des mœurs et par le goût. Elle exige une grande perfection dans l’art de définir, d’expliquer, de généraliser, de déduire. Art précieux, mais dangereux, quand il ne se subordonne à rien, quand il n’est pas averti de certaines choses sur lesquelles il ne doit pas entreprendre. Imaginons-nous, dans les commencements de la statuaire

  1. Voici un ordre d’idées dans lequel on peut entièrement sympathiser avec Nietzsche et qui n’a pas de solidarité avec ses frénésies antichrétiennes et anti-métaphysiques.