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LA MORALE DE NIETZSCHE

signifie que l’homme portait primitivement en lui les vertus et les affections que le chrétien croit avoir été révélées à la terre par Jésus-Christ.

Le Christianisme — aussitôt du moins qu’il se fut organisé en gouvernement moral d’une partie de l’espèce humaine — montra cette sagesse de ne laisser espérer la félicité générale que pour une autre vie. Il reconnut dans le mal une nécessité essentielle de la vie présente. C’est dès ce monde même que les disciples de Rousseau — chrétiens déréglés, masqués d’un faux naturalisme, rêvent de voir s’accomplir le parfait bonheur de l’humanité. Ces pontifes bourgeois, ces « juifs charnels » ont matérialisé, laïcisé le « royaume de Dieu ». À supposer que leur espérance ne fût pas misérablement chimérique, ne voient-ils pas tout ce que sa réalisation supprimerait de vertus et d’énergies ? La fraternité, la douceur des mœurs fleuriraient. Mais que deviendraient les vertus de guerre et de défense ? Le courage des grands desseins et des grandes ambitions individuelles dépérirait et, avec lui, la cause la plus décisive du progrès intellectuel. Singuliers ennemis du christianisme, qu’une hérédité de christianisme sans correctif a assez pétris, assez brisés pour qu’ils ne ressentent plus un tel idéal comme la plus lamentable diminution de l’être humain, comme le plus triste affadissement de la vie !