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LES MENEURS DES FOULES

Le prestige dont je viens de parler est celui qu’exercent les personnes ; on peut placer à côté le prestige qu’exercent les opinions, les œuvres littéraires ou artistiques, etc. Ce n’est le plus souvent que de la répétition accumulée. L’histoire, l’histoire littéraire et artistique surtout, n’étant que la répétition des mêmes jugements que personne n’essaie de contrôler, chacun finit par répéter ce qu’il a appris à l’école, et il y a des noms et des choses auxquels nul n’oserait toucher. Pour un lecteur moderne, l’œuvre d’Homère dégage un incontestable et immense ennui ; mais qui oserait le dire ? Le Parthénon, dans son état actuel, est une misérable ruine absolument dépourvue d’intérêt ; mais il possède un tel prestige qu’on ne le voit plus tel qu’il est, mais bien avec tout son cortège de souvenirs historiques. Le propre du prestige est d’empêcher de voir les choses telles qu’elles sont et de paralyser tous nos jugements. Les foules


    ceux ou le sentiment de l’indépendance personnelle est le plus développé. Je reproduis à ce propos un passage curieux du livre récent d’un voyageur sur le prestige de certains personnages en Angleterre. « En diverses rencontres, je ne m’étais aperçu de l’ivresse particulière à laquelle le contact ou la vue d’un pair d’Angleterre exposent les Anglais les plus raisonnables. « Pourvu que son état soutienne son rang, ils l’aiment d’avance, et mis en présence supportent tout de lui avec enchantement. On les voit rougir de plaisir à son approche et, s’il leur parle, la joie qu’ils contiennent augmente cette rougeur et fait briller leurs yeux d’un éclat inaccoutumé. Ils ont le lord dans le sang, si l’on peut dire, comme l’Espagnol la danse, l’Allemand la musique et le Français la Révolution. Leur passion pour les chevaux et Shakespeare est moins violente, la satisfaction et l’orgueil qu’ils en tirent moins fondamentaux. Le Livre de la Patrie a un débit considérable, et si loin qu’on aille, on le trouve, comme la Bible, entre toutes les mains. »