Page:Le Bon - Psychologie des foules, Alcan, 1895.djvu/152

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
138
PSYCHOLOGIE DES FOULES

pas chose de sentiment. Pourrait-on le dire encore aujourd’hui où elle a de plus en plus pour guide les impulsions de foules mobiles qui ne connaissent pas la raison, et que le sentiment seul peut guider ?

Quant à la presse, autrefois directrice de l’opinion, elle a dû, comme les gouvernements, s’effacer devant le pouvoir des foules. Elle possède certes une puissance considérable, mais seulement parce qu’elle est exclusivement le reflet des opinions des foules et de leurs incessantes variations. Devenue simple agence d’information, elle a renoncé à chercher à imposer aucune idée, aucune doctrine. Elle suit tous les changements de la pensée publique, et les nécessités de la concurrence l’obligent à bien les suivre sous peine de perdre ses lecteurs. Les vieux organes solennels et influents d’autrefois, comme le Constitutionnel, les Débats, le Siècle, dont la précédente génération écoutait pieusement les oracles, ont disparu ou sont devenus feuilles d’informations encadrées de chroniques amusantes, de cancans mondains et de réclames financières. Où serait aujourd’hui le journal assez riche pour permettre à ses rédacteurs des opinions personnelles, et de quel poids seraient ces opinions auprès de lecteurs qui ne demandent qu’à être renseignés ou amusés, et qui, derrière chaque recommandation, redoutent toujours le spéculateur. La critique n’a même plus le pouvoir de lancer un livre ou une pièce de théâtre. Elle peut leur nuire, mais non les servir. Les journaux ont tellement conscience de l’inutilité de tout ce qui est critique ou opinion personnelle, qu’ils ont progressivement supprimé les critiques littéraires, se bornant à donner le titre du livre avec deux ou trois lignes de