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PSYCHOLOGIE DES FOULES

une augmentation du maigre salaire dont elles se contentent. L’intérêt personnel est bien rarement un mobile puissant chez les foules, alors qu’il est le mobile à peu près exclusif de l’individu isolé. Ce n’est certes pas l’intérêt qui a guidé les foules dans tant de guerres, incompréhensibles le plus souvent pour leur intelligence, et où elles se sont laissé aussi facilement massacrer que les alouettes hypnotisées par le miroir que manœuvre le chasseur.

Même pour les parfaits gredins, il arrive fort souvent que le fait seul d’être réunis en foule leur donne momentanément des principes de moralité très stricts. Taine fait remarquer que les massacreurs de septembre venaient déposer sur la table des comités les portefeuilles et les bijoux qu’ils trouvaient sur leurs victimes, et qu’ils eussent pu aisément dérober. La foule hurlante, grouillante et misérable qui envahit les Tuileries pendant la Révolution de 1848, ne s’empara d’aucun des objets qui l’éblouirent et dont un seul eût représenté du pain pour bien des jours.

Cette moralisation de l’individu par la foule n’est certes pas une règle constante, mais c’est une règle qui s’observe fréquemment. Elle s’observe même dans des circonstances beaucoup moins graves que celles que je viens de citer. J’ai déjà dit qu’au théâtre la foule veut chez le héros de la pièce des vertus exagérées, et il est d’une observation banale qu’une assistance, même composée d’éléments inférieurs, se montre généralement très prude. Le viveur professionnel, le souteneur, le voyou gouailleur murmurent souvent devant une scène un peu risquée ou un propos léger, fort anodins pourtant auprès de leurs conversations habituelles.