Aller au contenu

Page:Le Correspondant 114 150 - 1888.pdf/317

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

bouche se détendait dans un immense sourire et ses deux mains, larges ouvertes, pressaient successivement celles du marquis et celles de son ami. C’était sa façon à lui d’être heureux et de faire taire ce bouillonnement qui s’obstinait à troubler le fond de son cœur. Il aimait à piétiner sur lui-même quand ce qu’il sentait n’était pas ce qu’il voulait, et bien fin eût été celui qui aurait pu se douter qu’une si belle joie cachait une si vaillante lutte.

Au contraire, M. de Cisay qui aimait, par nature, à voir les choses en beau, se persuada aisément qu’il était tout consolé, et peut-être même qu’il n’avait jamais eu besoin d’être consolé. Bernard, plus attaché à Frumand, se rassurait moins vite. Il se doutait que Frumand avait souffert. Dans quelle mesure ? C’est ce qu’il cherchait à démêler. Il voulait savoir si toute trace du sacrifice était véritablement effacée, et, toujours, avec une ténacité affectueuse et peut-être cruelle, il ramenait la conversation sur son ami :

— Mais ta mère, Henri, ta mère ! qu’a-t-elle pensé de ta retraite ?

— Ma mère !… Quand je suis revenu de Chanteloup, elle m’a embrassé comme elle n’avait encore jamais fait. Elle m’a dit : « Bravo, mon Henri ! Ton ami t’a rendu un fier service. Je repars à l’instant, et si tu m’en crois, ne me fais pas revenir. » Elle avait raison, la sainte femme. Ce voyage ne lui valait rien, ni à moi non plus. Je m’étais trompé de route en allant au mariage, et, comme elle me connaît bien, elle l’avait vu avant moi. C’est toi, mon Bernard, qui m’as remis dans mon chemin. Je ne l’oublierai pas.

— Dans votre chemin ? demanda le marquis. Je ne comprends pas. Quel est votre but, mon cher ami ? Que comptez-vous devenir ?

— Moi, dit Frumand, c’est bien simple. Je ne ferai rien comme tout le monde. Voilà mon plan. Quand j’essaie de me mettre au moule, je m’en repens toujours. Je ne me ferai pas couper les cheveux en brosse et je vivrai seul, c’est décidé. Soyez tranquille, je ne manquerai pas de travail. L’œuvre sociale me passionne et mes amis, à la façon dont je les aime, me taillent eux-mêmes de la besogne.

— Cela te suffit, Frumand ; cela te suffira toute ta vie ?

— Je serai le plus heureux des hommes !

Il se tourna vers le marquis, et, un peu monté sans doute, il dit plus bas, en dehors de Bernard :

— Car après tout, le mariage… c’est banal !

Jacques Bret.