Page:Le Grand Albert - La Vie des Saints.djvu/80

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tombé sur moy, que j’y ay envoyé tout mon monde, & ne m’est resté plus que ma femme que voicy, & ce petit enfant qu’elle tient entre ses bras, seulement de deux ans, sur lequel le sort estant tombe, j’ayme mieux estre suffoqué des eaux que de le livrer à une mort si cruelle.

III. Les deux Chevaliers, l’ayant patiemment écouté, le consolèrent & luy dirent que s’il vouloit renoncer le Paganisme & embrasser la foy de Jesus-Christ ils le délivreroient de ce Dragon, veu que le même Jesus-Christ avoit promis à ceux qui croyroient en luy qu’en vertu de son S. Nom ils chasseroient & extermineroient les serpens ; puis, s’etendans sur les louanges de nôtre Religion, enfin conclurent que mesme le très-Auguste & Victorieux Empereur Constantin, ayant reconnu la vanité de la fausse Religion des Payens & l’excellence de la Chrestienne, avoit renoncé à celle-là, pour embrasser celle-cy à l’exemple duquel, les Princes & grands Seigneurs de sa Cour se faisoient baptiser. Elorn ferma les aureilles à ces salutaires remonstrances & dit qu’il vouloit vivre & mourir en la Religion de ses ancestres mais que, s’ils le pouvoient délivrer de ce serpent, il leur donneroit une de ses terres & metairies à leur choix. Non, (repondit Derien), nous n’avons que faire de tes héritages, seulement promets nous de bastir en tes terres une Église à nostre Dieu, où les Chrestiens se puissent assembler pour faire leurs oraisons, &, par son ayde, nous exterminerons le Dragon & en délivrerons tes terres.

IV. Elorn accepta l’offre, & promit de ce faire &, de plus, de permettre que son fils Riok, âgé seulement de deux ans, fust instruit en la Religion & Foy de Jesus-Chrit & ceux de sa famille qui le voudroient. Incontinent, les deux Nobles Chevaliers se rendirent en la caverne du Dragon, auquel ils firent commandement, de la part de Jesus-Christ, de paroistre ; il sortit donc, & son sifflement épouventa tous les assistans ; il estoit long de cinq toises, & gros par le corps comme un cheval, la teste faite comme un Coq, retirant fort au Basilicq, tout couvert de dures écailles, la gueule si grande que, d’un seul morceau, il avaloit une brebis, la veuë si pernicieuse, que, de son seul regard, il tuoit les hommes. À la veuë du Serpent, Derien mit pied à terre, mais son cheval s’effraya si fort, qu’il se prit à courir à toute bride à travers païs[1]. Cependant, il avance vers le Dragon, &, ayant fait le signe de la Croix, luy mit son escharpe au col, & le bailla à conduire à l’enfant Riok, lequel le mena jusques au Chasteau de son père, qui, voyant cette merveille, remercia les Chevaliers & les alla conduire à Brest, où ils emmenèrent le Dragon, au grand étonnement du Roy Bristok. De Brest, ils allèrent à Tolente (lors riche Ville), voir le Prince Jugonus, père de Jubault ou Jubaltus (que Conan Meriadec défit depuis), & de là s’allèrent embarquer au Havre Poullbeunzual, où leurs Navires estoient à l’ancre & où ils commandèrent au Dragon de se précipiter dans la Mer, ce qu’il fit & de là ce port fut nommé Poullbeuzaneual, c’est-à-dire, port où fut noyée la beste, que les Bretons appellent par contraction Poullbeunzual en la Paroisse de Plouneour-Trez, Diocese de Léon.

V. Elorn, nonobstant les remonstrances des deux Chevaliers, demeura toûjours obstiné en son erreur & ne voulut quitter son idolatrie mais sa femme se fit catechiser elle & son fils, & puis receurent tous deux le S. Baptesme ; &, à leur exemple, la pluspart de leurs domestiques, avec lesquels elle vacquoit à prieres & oraisons ; mais n’ayans point d’Église où faire exercice de leur religion, Riok & sa mère suplièrent Elorn d’accomplir sa promesse & d’edifier une Église en un endroit de ses terres nommé Barget, en l’honneur de Dieu & des Bien-heureux Apostres S. Pierre & S. Paul, selon la promesse qu’il en avoit faite aux chevaliers qui l’avoient délivré du danger du Dragon. Il se rendit, du commencement, difficile à le leur octroïer enfin, il le leur accorda, à

  1. Le combat de saint Derien et de saint Neventer contre le dragon de l’Elorn est représente dans une magnifique verrière de l’église de Saint-Similien de Nantes, œuvre de Claudius-Lavergne. A.-M. T.