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Lettre d’Ottawa

(Suite de la page 41)

nom sur le registre de l’hôtel et d’y occuper une chambre même modeste, pour y figurer à côté des membres de l’aristocratie du lieu. Vous concevez le mélange qui résulte de cette facilité d’introduction, mais la fête n’en est que plus drôle, C’est probablement la seule où l’on s’amuse. Ou s’est beaucoup diverti hier soir, surtout les messieurs. À une certaine heure avancée de la soirée, on voit régulièrement pénétrer tout un contingent très élégant de femmes généralement jolies, toutes de grande tenue, mais d’une distinction exagérée qui sent un peu l’apprêt. Ce sont les étoiles des compagnies dramatiques ou lyriques en représentation au théâtre de l’Hôtel admises sous le chaperonnage indulgent mais intéressé de quelque jeune député galant ou quelque sénateur bien conservé dont la moitié voyage au loin. La vraie fête commence alors. Les personnages officiels disparaissent bientôt et une douce confraternité s’établit entre l’art et la politique. Tant de nos législatrices viennent de si loin qu’elles n’ont jamais vu d’actrices de si près ; et c’est pour elles un régal de faire vis-à-vis à ces dames. Et puis, c’est moins cher que de payer sa place au théâtre pour les voir par-dessus la rampe seulement.

Mais j’oublie mon histoire. Or donc voici ce qu’on m’a conté. Vous avez sans doute entendu parler de M. Morin, du Père Morin, le bon député de Dorchester, dont la bonhommie un peu excentrique sert de thème à une foule de contes amusants. Il est plein d’esprit, ce vieux gaulois, mais d’un esprit qui frappe dur comme un coup de massue.

M. Morin était allé rendre visite à l’un des deux présidents qui résident au Parlement, il est inutile de préciser davantage.

Le président le reçut dans son salon où il se trouvait en compagnie d’une dame, amie de sa femme, en visite à la présidence. Il présenta cette dame au Père Morin qui, n’ayant pas saisi le nom et croyant parler à la femme du président, lui adressa de forts galants compliments qu’elle accepta sans lui dévoiler son erreur.

Au bout de quelques instants, Madame la présidente entra en personne dans le salon et son mari la présenta immédiatement à M. Morin qui, fin comme l’ambre, s’aperçut qu’il avait commis une gaffe mais n’en laissa rien paraître. Au contraire, il redoubla de politesse et de compliments à l’égard de la nouvelle venue déployant toute la richesse de son répertoire aimable.

La première dame présentée rit d’abord sous cape de ce qu’elle croyait devoir être la déconvenue du bonhomme ; mais elle fut un peu piquée de voir qu’il ne se laissait pas désarçonner et qu’il n’avait pas sorti pont elle le fond de son sac à madrigaux.

— Mais, dit-elle en minaudant, c’est de la trahison, cela. Vous m’avez déjà fait tous ces compliments-là tout à l’heure quand vous me preniez pour la présidente.

— Excusez, madame, dit le Père Morin en clignant malicieusement son œil, mais je ne vous ai jamais prise pour la présidente. Pensez vous que je ne sais pas distinguer la soie du coton ?

Un peu crue, la réplique ! Mais vous avouerez qu’elle n’est pas banale.

Du bal au sermon, il n’y a qu’un pas, à Ottawa, du moins. On s’y croirait à Versailles au temps du Grand Roi où les dames de la cour émergeaient des salons dorés pour pénétrer à la chapelle royale parfumée et y recevoir les grandes leçons des prédicateurs de la cour. Je vous assure que nos élégantes et nos mondaines ont reçu, dimanche dernier, à l’église du Sacré-Cœur, une douche qui n’était pas mince et qui en a transi quelques-unes jusqu’aux os. On ne parlait que de cela le lendemain. Le Père Lalande, de Montréal, est venu prêcher un sermon à la haute société catholique d’Ottawa. Ce qu’il était documenté et ce qu’il n’a pas ménagé les figures ni les expressions ! On eût dit du Bourdaloue. Du petit coin où j’étais blottie, examinant toutes les têtes courbées sous l’orage, je songeais au grand sermon de l’éminent prédicateur lorsqu’il tenta une dernière fois d’arracher Louis XIV des filets dorés de la Montespan. C’était la même vigueur, le même feu, la même ardeur, avec des tableaux saisissants du luxe, du relâchement des mœurs dans la société, de la licence des réunions mondaines, de l’impudicité des théâtres, de la luxure des costumes, de l’adultère, etc.

L’assistance, prise au piège, s’est retirée confuse et furieuse. Voilà en somme le seul résultat que j’aie constaté ; le lendemain il n’y paraissait plus ; les robes n’en étaient ni plus simples ni plus montantes hier soir. Toutefois, je suis bien sûre que si le gouvernement se mêlait maintenant de recommander le Père Lalande pour le cardinalat, il y aura du grabuge dans bien des ménages ministériels.

Votre amie toujours,
Miss Ping Pong.


À propos de cartes


J’AI reçu ces jours derniers une lettre — anonyme naturellement — dans laquelle on me dit : « Vous laissez accuser, sans les défendre, nos femmes canadiennes de la meilleure société de tricher aux cartes. Savez-vous que c’est une insulte terrible que l’on porte contre elles ?… »

Je le sais fort bien. Seulement l’insulte ne s’adresse nullement aux Canadiennes en général, mais à celles qui sont assez peu soucieuses de leur dignité et de leur honneur pour descendre à ce petit métier. À celles-là, je laisserai volontiers prodiguer l’insulte et si ma correspondante trouve à y redire, elle pourra m’envoyer sa carte de visite, je saurai, à mon tour, ce que je dois penser sur son compte.

J’avoue qu’après avoir lu la lettre de Mme X., j’ai hésité quelque peu à la reproduire. Ne fréquentant pas les cercles, où l’on joue les cartes, j’ai cru l’accusation trop exagérée peut-être. Mais sur informations prises, j’ai pu constater que le mal existait et qu’il était encore plus grand que je le pouvais croire.

On m’a même cité des noms avec détails circonstanciés qui ne laissent plus aucun doute. Et comme me répétait, hier encore, une dame dont on ne saurait nier la respectabilité : Il faut que cela cesse.

Si le Journal de Françoise contribue à le faire cesser en dénonçant très haut ce vice, il pourra déjà compter à son avoir une bien bonne œuvre.

Françoise.