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LE MÉNESTREL

entier en ces strophes fières, énergiques et d’un grand souffle. Même un si petit développement lui a permis de donner véritablement une impression de musique monumentale ; l’alternance des voix, les femmes répondant en un mélodieux et pu accent de prière à l’invocation fortement cadencée des hommes soutenus par la fanfare des trompettes, enfin, après la triple répétition de cette période savamment ordonnée, l’union des forces sonores en une éclatante péroraison, tout cela forme un ensemble d’une architecture grandiose en sa savante simplicité[1].

Conformément aux usages liturgiques, le verset du psaume était répété trois fois. Les deux premières, le chœur disait : Domine salvam fac rempublicam ; la troisième Salvos fac consules. Reportons-nous aux premières pages de ce travail, à la fête de la Fédération : là encore le Te Deum s’était trouvé suivi de l’invocation traditionnelle. Mais alors, la prière était tout autre : elle appelait les bénédictions de Dieu tour à tour en faveur de la Nation, la Loi, le Roi. Douze ans depuis ce jour ! Que les temps sont changés !…

Car la tradition des fêtes nationales, inaugurée en cette journée incomparable, était définitivement brisée. Une fois encore seulement nous verrons le futur Empereur, toujours nominalement chef de la République, faire appel aux maîtres qui avaient versé généreusement les trésors de leur génie en l’honneur de la Liberté. À la fête du camp de Boulogne, dans laquelle les croix de la Légion d’honneur furent distribuées aux braves de la grande armée, le premier consul, se souvenant des prodigieux effets produits par la musique dans les batailles révolutionnaires, voulut donner une dernière et superbe exécution du Chant du départ. Méhul et Gossec, les premiers musiciens, avec Grétry, qui aient reçu les insignes de l’ordre national, y assistèrent et conduisirent l’exécution : douze cents chanteurs, nous dit-on, firent retentir le rivage des énergiques accents de Méhul[2]. L’écho en résonna-t-il jusqu’à l’autre côté du détroit ? Et ce hautain défi musical inspira-t-il aux Anglais l’effroi salutaire ?

Quoi qu’il en soit, à partir de ce jour, il ne fut plus question des chants de la Révolution. Le 2 décembre 1804, l’Empire était définitivement consacré : suivant la coutume, des chars de forme antique parcoururent les rues de Paris, promenant dans la ville des bandes de musiciens. Il y eut les ordinaires réjouissances populaires. Quant à la cérémonie religieuse du couronnement, elle eut lieu, on le sait, avec une grande magnificence. Mais là encore, au point de vue musical, les représentants des deux époques se trouvèrent en présence : Méhul et Paisiello composèrent l’un et l’autre une Messe du Sacre ; et, symbole caractéristique, l’œuvre choisie fut celle de Paisiello : la Messe du couronnement de Méhul demeura inédite, même complètement ignorée jusqu’à ces dernières années[3].

Le surlendemain du couronnement, 4 décembre, eut enfin lieu le cérémonial qui inaugurait définitivement le nouveau régime : la remise des aigles impériales par Napoléon aux chefs de son armée. Comme les plus grandes fêtes de la Révolution, celle-ci eut lieu au Champ de Mars : l’Empereur, du haut du trône placé au milieu de la tribune élevée pour la circonstance devant l’École militaire, occupait exactement la place d’où Louis xvi avait prononcé le serment de la Fédération. Mais, maintenant, ce n’était plus le souverain qui jurait : au contraire il recevait le serment de ses sujets, lesquels répondaient à sa voix, recevant de sa main leurs étendards : « Nous jurons de sacrifier notre vie pour les défendre, et de les maintenir constamment, par notre courage, sur le chemin de la victoire ». David, qui avait retracé jadis la simple et grandiose scène du Serment du jeu de paume, qui, plus tard, avait dirigé la fête célébrée sous Robesrpierre en ce même lieu, a laissé le majestueux et brillant témoignage de ces deux fêtes, par lesquelles le régime issu de la Révolution fut reconnu solennellement, en présence de la Nation et des représentants du monde entier.

iv

Notre tâche est finie. Sous un autre nom et un autre chef, la monarchie est revenue en France ; toute influence de l’esprit révolutionnaire est de nouveau proscrite. Avec l’Empire, les fêtes nationales sont abolies, et le mouvement artistique auquel elles avaient donné naissance est arrêté. Si le gouvernement requiert encore parfois les musiciens et les poètes de mettre leurs talents à son service, ce n’est plus pour chanter une idée, mais pour être agréable au pouvoir ; les fêtes nationales sont devenues des cérémonies officielles ; l’hymne a fait place à la cantate. L’auteur du Chant du départ en est réduit à écrire une cantate pour célébrer « l’état intéressant de l’impératrice » [4]. L’Empire n’a même pas de chant national. Le peuple ne chante plus.

Quand, avec les journées de 1830, l’esprit de la Révolution parut renaître, il y eut, en même temps, une sorte de réveil du chant national. La Marseillaise retentit de nouveau ; son auteur fut tiré de l’état misérable où il végétait, pensionné, décoré. La musique reprit sa place dans la vie publique. Une autre révolution, répondant comme un écho presque instantané à celle de France, celle qui a fait la Belgique indépendante, commença au son d’un autre chant français qui, certes, n’avait pas été composé dans une telle intention : c’est après avoir entendu chanter au théâtre le duo de la Muette de Portici : « Amour sacré de la patrie » (vers qui, soit dit en passant, est un franc plagiat de la Marseillaise) que les habitants de Bruxelles se soulevèrent à leur tour. Et l’auteur, Auber, si peu révolutionnaire, fut chargé d’adapter un air aux paroles destinées à devenir le chant national du règne de Louis-Philippe, la Parisienne de Casimir Delavigne. Poète et musicien, d’ailleurs, s’acquittèrent médiocrement de la tâche, comme s’ils eussent pressenti combien peu le nouveau gouvernement conformerait ses actes à ses origines.

Pourtant, quand le premier anniversaire des journées de juillet fut célébré, il parut une œuvre lyrique signée de deux grands noms. Victor Hugo fit les vers d’une ode en l’honneur des martyrs de la Liberté :

Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie…

La musique en fut composée par le digne élève de Méhul, Herold, et chantée au Panthéon par Nourrit et les chœurs de l’Opéra : œuvre virile et d’un grand caractère en son allure sévère et convaincue.

Mais, de tous les musiciens de 1830, celui qui se rattache le plus intimement aux traditions de l’école révolutionnaire, c’est le plus grand, Hector Berlioz. Plus d’une fois déjà l’idée de rapprocher certaines de ses conceptions des essais tentés aux fêtes nationales nous était venue au cours de ce travail : on peut dire qu’en maintes circonstances il ne fit que réaliser les rêves entrevus par Gossec, par Lesueur, par Méhul, mettre, en quelque sorte, la dernière main à leurs ébauches. Sa Symphonie funèbre et triomphale n’est qu’un développement, une mise en œuvre musicale du plan des fêtes funèbres célébrées aux époques les plus violentes de la Révolution, en 1792, 93, 94. Il a composé plusieurs hymnes dans le même esprit que

  1. La Bibliothèque du Conservatoire possède une partition manuscrite du Te Deum de Paisielle et du Domine salvam de Méhul. — L’abbé Grégoire s’est exprimé en termes sévères sur le compte de cette cérémonie politico-religieuse, qu’il ne craint pas de rapprocher des fêtes de 1793. Il parle, à l’occasion de ces fêtes, des hymnes exécutés au Champ de Mars « par les Vestales de l’Opéra, qui avaient figuré à la fête de la Raison à Notre-Dame, que l’on retrouve dans le même temps à la fête du Concordat, et qui, habituellement, ont figuré dans les églises de Paris pour exécuter des oratorios, des pièces de Haydn, de Mozart, auxquelles affluait le beau monde avec des billets taxés comme à la comédie, la maison de Dieu travestie en salle de spectacle. » Grégoire, Histoire des sectes, T. i, p. 109.
  2. Pierre Hédouin, Gossec, dans la Mosaïque. p. 303.
  3. Cette messe a été découverte, dans des circonstances toutes fortuites, par M. l’abbé Neyrat, en Autriche, où une copie en était venue, on ne sait comment : M. Neyrat, en ayant eu communication, l’a publiée il y a quelques années, avec réduction de l’orchestre pour orgue ou piano.
  4. A. Pougin, Méhul, pp. 310 et 388.