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3418. — 62me ANNÉE — No 36.
Dimanche 6 Septembre 1896
PARAIT TOUS LES DIMANCHES
(Les Bureaux, 2 bis, rue Vivienne)
Les manuscrits doivent être adressés franco au journal, et, publiés ou non, ils ne sont pas rendus aux auteurs.)

LE
MÉNESTREL

MUSIQUE ET THÉATRES
Henri HEUGEL, Directeur

Adresser franco à M. Henri HEUGEL, directeur du Ménestrel, 2 bis, rue Vivienne, les Manuscrits, Lettres et Bons-poste d’abonnement.
Un an, Texte seul : 10 francs, Paris et Province. — Texte et Musique de Chant, 20 fr. ; Texte et Musique de Piano, 20 fr., Paris et Province.
Abonnement complet d’un an, Texte, Musique de Chant et de Piano, 30 fr., Paris et Province. — Pour l’Étranger, les frais de poste en sus.
SOMMAIRE-TEXTE

i. Étude sur Orphée de Gluck, (2e article), Julien Tiersot. – ii. Semaine théâtrale : La prochaine saison théâtrale, Paul-Émile Chevalier. – iii. Musique et prison (16e article) : Prisons politiques modernes, Paul d’Estrée. – iv. Journal d’un musicien (4e article), A. Montaux. – v. Nouvelles diverses, concerts et nécrologie.

MUSIQUE DE CHANT

Nos abonnés à la musique de chant recevront, avec le numéro de ce jour :

ATTENTE

mélodie de Cesare Galeotti, poésie de M. de Moriana. — Suivra immédiatement : Jours d’automne, mélodie de Charles Levadé, poésie de Jules Oudot.


MUSIQUE DE PIANO

Nous publierons dimanche prochain, pour nos abonnés à la musique de piano : Femmes et Fleurs, de Paul Wachs. — Suivra immédiatement : Chanson d’automne, de Cesare Galeotti.

ÉTUDE SUR ORPHÉE

De GLUCK
(Suite)

L’opéra d’Orphée tient une place particulière dans l’œuvre de Gluck. Écrit vers le milieu de la carrière du grand musicien, il représente la première manifestation complète de son génie, peut-être aussi la plus significative, car elle fut la plus spontanée. Pour en bien comprendre la portée, il importe de rappeler d’abord à grands traits ce qu’avait été l’évolution antérieure de son génie, et de dire en même temps quel était l’état général de l’art musical au moment où l’œuvre parut.

Fils de paysans, né dans les noires forêts de la Bavière, Christophe-Willibald Gluck est essentiellement ce que les littérateurs de son siècle appelaient un « enfant de la nature ». Avec son père, ancien soldat du prince Eugène, devenu garde-chasse au service de seigneurs allemands, il vint, en son plus jeune âge, dans les montagnes de la Bohême, où d’abord il grandit sans contrainte et poussa en toute liberté, courant pieds nus à travers bois et vallées, et, par cette rude enfance, faisant provision de forces pour les futurs combats. Ayant, dans ce milieu rustique, appris seul les premiers éléments de la musique, il débuta dans la vie comme musicien ambulant : il erra par les villages de Bohême, un violoncelle sur le dos, faisant danser les filles le soir, après la journée de marche, ou charmant les paysans en leur jouant quelque vieux chant populaire. Les hasards de la destinée mirent sur son chemin un seigneur qui devina ses aptitudes et lui fit entreprendre des études sérieuses. C’en était fait de la vie indépendante et vagabonde ; mais Gluck était un fort : il se soumit sans plainte à la discipline salutaire. Pendant vingt-cinq années il entassa les unes sur les autres les partitions d’opéras italiens, bornant tout d’abord son ambition à se conformer au goût de son époque, et ne cherchant rien autre chose qu’à faire ce qu’avaient fait ses prédécesseurs, ce que continuaient servilement ses contemporains.

On sait ce qu’était l’opéra italien au milieu du dix-huitième siècle : une sorte de concert scénique d’où tout intérêt dramatique était exclu, et dont le seul objectif était de mettre en valeur les voix et la virtuosité des chanteurs. Une série d’airs reliés par d’insignifiants récitatifs, et dont l’ordre, le mouvement, les formes musicales même, étaient prévus, réglés, dosés par avance, telles étaient les seules matières que ce genre offrait au génie des compositeurs. Métastase, poète lauréat, était l’homme qui avait le mieux réalisé l’idéal de ces compositions, toutes de forme et d’extérieur, où les fleurs d’une rhétorique brillante étaient constamment substituées à l’accent sincère, au cri du cœur. Tous les musiciens de ce temps furent contraints d’en passer par ces exigences conventionnelles : il en résulta que pas un ne produisit une seule œuvre durable. Hændel, qui écrivit près de cinquante opéras de ce genre, n’aurait laissé que la renommée d’un musicien de second ordre s’il n’avait, en outre, produit ses oratorios ; et ce n’est ni la Clémence de Titus, ni même Idoménée, qui ont rendu Mozart immortel, mais Don Juan, Figaro, la Flûte enchantée, œuvres conçues suivant une poétique toute différente.

Gluck passa donc la première moitié de sa vie à mettre ou remettre en musique, dans les formes convenues, les poèmes de Métastase, et, pas plus que les autres, il ne réussit à donner la vie à un genre mort dès sa naissance. Il écrivit encore, lui, le futur auteur des Iphigénies, quelques ariettes et couplets pour de petits opéras-comiques que l’on jouait à Vienne, tandis qu’à Paris ces mêmes pièces étaient représentées avec leur musique originale composée par les Monsigny, les Duni, les Philidor.

Ainsi, à la veille d’Orphée, Gluck pouvait-il avoir, auprès d’une partie du public, la renommée d’un compositeur d’opéras-comiques. De même notre grand Corneille, dans le temps qu’on répétait le Cid, recevait d’un admirateur une épître en vers où son génie comique était ainsi célébré !

Et que ta bonne humeur ne te lasse jamais.

Nul doute que, dès longtemps, Gluck eût rêvé un autre idéal.

Mais combien le but n’était-il pas éloigné ! Même, au premier abord, il pouvait passer pour inaccessible, car, réduit à ses seules forces, Gluck eût été impuissant à l’atteindre. Sans doute, un siècle plus tard, un Wagner, par un colossal