Page:Le Masque 1912.djvu/352

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dormit comme il put dans les salles de Charing Cross. Enfin Verlaine parut, sale, verdâtre, mal remis du mal de mer. Son hôte l’accueillit comme un enfant prodigue, et s’il ne tua pas un veau gras en son honneur dans son petit appartement de Fountain Court, il le réconforta comme il put, puis lui demanda s’il avait apporté un habit dans sa valise. Un habit ! Le pauvre Lélian avait tout juste quelques objets de première nécessité. Symons courut donc de droite et de gauche, empruntant ici un habit, là une chemise, ailleurs des escarpins, et Verlaine, quand il parut le soir même sur l’estrade, eut l’apparence d’un respectable clergyman. Ce n’était pas ce qu’attendait le public, alléché par les journaux qui avaient annoncé une conférence par Paul Verlaine, « le poète-forçat ».

Parmi mes souvenirs, en voici un plus mélancolique. C’était un soir où nous nous étions attardés, quelques camarades et moi, dans le caveau du Soleil d’Or, après une des fameuses soirées de la Plume. Le boulevard Saint-Michel était désert. Nous allions notre chemin, assez silencieusement, lorsque nous entendîmes le tapotement lourd et las d’une canne sur l’asphalte. Un homme en macfarlane nous précédait, boitant péniblement. C’était Verlaine. Nous l’entourâmes, nous lui fîmes fête et nous l’invitâmes à souper avec nous. Mais cette nuit-là il était sous l’influence saturnienne, et ce ne fut pas sans peine que nous le forçâmes à accepter notre invitation. Il demeura maussade pendant tout le repas. À la fin l’un de nous lui demanda, assez maladroitement, de nous réciter quelque chose. Il s’exécuta, comme pour payer son écot, et nous dit la Chanson de Gaspar Hauser :


Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes.
Ils ne m’ont pas trouvé malin.

Vers infiniment empoignants par eux-mêmes. Mais comment rendre la triste voix éraillée, l’attitude abandonnée, le pauvre